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« Vous peignez depuis longtemps ?

— Une soixantaine d’années.

— Vous vendez tout ?

— Tout ceci m’encombre. Alors je débarrasse le grenier et je prends l’air le dimanche. À mon âge ce sont deux activités importantes. Accessoirement je retrouve des dessins oubliés, j’essaie de me souvenir de quand ils datent, et je parle peinture avec les passants. Mais la plupart ne disent que des âneries ; alors pour l’instant ne dites rien. »

Je continuai de feuilleter en silence, je suivais son conseil, j’aurais tellement aimé lui parler mais je ne savais pas de quoi.

« Vous y étiez vraiment, en Indochine ?

— Voyez. Je n’invente rien. C’est dommage d’ailleurs, car j’aurais pu peindre davantage.

— Vous y étiez, à l’époque ?

— Si la question est : avec l’armée ? oui. Avec le Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient.

— Vous étiez peintre aux armées ?

— Pas du tout : officier parachutiste. Je devais être le seul parachutiste dessinateur. On se foutait un peu de moi à cause de cette manie. Mais pas trop. Car si l’armée coloniale n’avait pas ce genre de délicatesses, on y trouvait de tout. Et puis je faisais le portrait des moqueurs. C’est mieux que les photos ; ils aimaient ça, ils venaient m’en redemander. J’ai toujours eu du papier et de l’encre ; partout où j’allais, je dessinais. »

Je feuilletais fiévreusement comme découvrant un trésor. Je passais d’un carton à l’autre, les ouvrais, en sortais les feuilles, et je suivais en moi les traits de son pinceau, j’en suivais le trajet et le désir dans mes doigts, dans mon bras, mon épaule, et mon ventre. Chaque feuille s’ouvrait devant moi comme un paysage au tournant d’un chemin, et ma main voletait par-dessus en décrivant des volutes, et je sentais en tous mes membres la fatigue d’avoir fait le parcours de tous les traits. Certains n’étaient que des croquis, d’autres de grandes compositions fouillées, mais tout baignait dans une lumière droite qui traversait les corps, leur rendait sur le papier cette présence qu’un instant ils avaient eue. En bas à droite il signait clairement de son nom, Victorien Salagnon. Près de la signature des dates étaient ajoutées au crayon, certaines précises au jour près, et parfois l’heure, d’autres très vagues, réduites à l’année.

« Je trie. J’essaie de me souvenir. J’en ai des cartons, des valises, des armoires pleines.

— Vous avez beaucoup peint ?

— Oui. Je peins vite. Quand j’avais le temps, c’était plusieurs par jour. Mais j’en ai aussi beaucoup perdu, égaré, oublié, abandonné. J’ai beaucoup battu en retraite dans ma vie de militaire, et dans ces moments-là on ne s’embarrasse pas de bagages, on n’emporte pas tout ; on abandonne. »

J’admirais sa peinture d’encre. Il restait debout devant moi, un peu raide, il n’avait pas bougé ; plus grand il me regardait de haut, très droit, un peu ironique, il me regardait avec ce visage d’os et ses yeux transparents dans lesquels l’absence d’obstacles m’apparaissait comme une tendresse. Ma théorie amusante sur l’art et la vie n’avait plus d’intérêt. Je posai alors le dessin que je tenais encore et je relevai les yeux vers lui.

« Monsieur Salagnon, vous voudriez m’apprendre à peindre ? »

Vers le soir la neige se mit à tomber ; de gros flocons flottaient vers le bas et se posaient après une hésitation. Au début on ne les voyait pas dans l’air gris, puis ils apparurent en blanc à mesure que la tombée du soir frottait le ciel de charbon. À la fin on ne voyait plus qu’eux, les flocons en l’air brillant sur le ciel noir, et la couche blanche au sol recouvrant tout d’un drap mouillé. Le petit pavillon étouffait sous la neige, dans la lueur violette d’une nuit de décembre.

Moi j’étais bien assis mais Salagnon regardait dehors. Debout devant la fenêtre, les mains croisées derrière lui, il regardait la neige tomber sur son pavillon avec jardin, sur sa maison de Voracieux-les-Bredins, sur le bord est de l’agglomération, où vient clapoter la molle étendue des champs de l’Isère.

« La neige recouvre tout de son blanc manteau. C’est ce que l’on disait, n’est-ce pas ? C’est ainsi que l’on parlait de la neige à l’école. Son blanc linceul étendu. Après, je l’ai perdue de vue, la neige ; et les linceuls aussi d’ailleurs : nous n’avions que des bâches dans le meilleur des cas, et sinon la terre vite refermée avec une croix dessus. Ou même on les laissait par terre ; mais rarement. Nous essayions de ne pas lâcher nos morts, de rentrer avec eux, de les compter et de nous en souvenir.

« J’aime la neige. Elle tombe si peu maintenant, alors je me mets à la fenêtre et j’assiste à ses chutes comme à des événements. Les pires moments de ma vie je les ai vécus dans la chaleur extrême et le vacarme. Alors pour moi la neige, c’est le silence, c’est le calme, et un froid revigorant qui me fait oublier l’existence de la sueur. J’ai horreur de la sueur, et pendant vingt ans j’ai vécu en nage, sans jamais pouvoir sécher. Alors pour moi la neige, c’est la chaleur humaine d’un corps sec à l’abri. Je me doute bien que ceux qui ont connu la Russie avec de mauvais vêtements et la peur de geler n’ont pas le même goût pour la neige. Tous ces vieux Allemands ne la supportent plus et ils partent pour le Sud dès les premiers froids. Mais moi, les palmiers, ça me dégoûte, et pendant les vingt ans de la guerre, je ne l’ai pas vue, la neige ; et maintenant le réchauffement global va m’en priver. Alors j’en profite. Je disparaîtrai avec elle. Pendant vingt ans j’ai été dans les pays chauds ; outre-mer si vous voulez. Pour moi la neige, c’était la France : les luges, les boules de Noël, les pulls à motifs norvégiens, les pantalons fuseaux et les après-skis, tous les trucs inutiles et tranquilles que j’ai fuis et auxquels je suis retourné un peu malgré moi. Après la guerre tout avait changé, et le seul plaisir que j’ai retrouvé intact est celui de la neige.

— C’est quoi, cette guerre dont vous parlez ?

— Vous ne l’avez pas remarquée, la guerre de vingt ans ? La guerre sans fin, mal commencée et mal finie ; une guerre bégayante qui peut-être dure encore. La guerre était perpétuelle, s’infiltrait dans tous nos actes, mais personne ne le sait. Le début est flou : vers 40 ou 42, on peut hésiter. Mais la fin est nette : 62, pas une année de plus. Et aussitôt on a feint que rien ne se soit passé. Vous n’avez pas remarqué ?

— Je suis né après.

— Le silence après la guerre est toujours la guerre. On ne peut pas oublier ce que l’on s’efforce d’oublier ; comme si l’on vous demandait de ne pas penser à un éléphant. Même né après, vous avez grandi entre les signes. Voyez, je suis sûr que vous avez détesté l’armée, sans rien en connaître. Voilà un des signes dont je parle : une mystérieuse détestation qui se transmet sans que l’on sache d’où elle vient.

— C’est une question de principe. Un choix politique.

— Un choix ? Au moment où il devenait sans conséquence ? Absolument indifférent ? Les choix sans conséquence ne sont que des signes. Et cette armée elle-même en est un. Vous ne la trouviez pas disproportionnée ? Vous ne vous êtes jamais interrogé sur le pourquoi d’une armée si considérable, sur le pied de guerre, piaffante, visiblement nerveuse, alors qu’elle ne servait à rien ? Alors qu’elle vivait en vase clos, sans qu’on lui parle, sans qu’elle vous parle ? Quel ennemi pouvait justifier une telle machine où tous les hommes, tenez-vous bien, tous les hommes passaient un an de leur vie, parfois plus. Quel ennemi ?