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— Les Russes ?

— Balivernes. Pourquoi les Russes auraient-ils détruit la partie du monde qui marche à peu près, et qui leur fournissait tout ce dont ils manquaient ? Allons ! Nous n’avions pas d’ennemis. Si après 62 nous avions une armée en ordre de marche, c’était pour attendre que le temps passe. La guerre était finie, mais les guerriers étaient toujours là. Alors on a attendu qu’ils se cachent, qu’ils vieillissent et qu’ils meurent. Le temps guérit tout par décès du problème. On les a enclos pour éviter qu’ils ne s’échappent, pour éviter qu’ils utilisent à tort et à travers ce qu’ils avaient appris. Les Américains ont fait un drôle de film à ce sujet, où un homme préparé à la guerre erre dans la campagne. Il ne possède plus qu’un sac de couchage, un poignard, et le répertoire technique de toutes les façons de tuer, gravé dans son âme et ses nerfs. Je ne me souviens plus de son nom.

— Rambo ?

— C’est cela : Rambo. On en a fait une série assez stupide, mais je ne parle que du premier de ces films : il montrait un homme que je pouvais comprendre. Il voulait la paix et le silence, mais on lui refusait sa place, alors il mettait une petite ville à feu et à sang car il ne savait rien faire d’autre. Ceci, que l’on apprend à la guerre, on ne peut pas l’oublier. On croit cet homme loin, en Amérique, mais je l’ai connu en France à des centaines d’exemplaires ; et avec tous ceux que je ne connais pas, ils sont des milliers. On a maintenu l’armée pour leur permettre d’attendre ; qu’ils ne se répandent pas. Cela reste inconnu parce qu’on n’en fait pas une histoire : tout ce qui se passe en Europe concerne le corps social en entier, et il se traite dans le silence ; la santé est le silence des organes, dit-on. »

Ce vieux monsieur me parlait sans me regarder, il regardait la neige tomber par la fenêtre et parlait avec la même douceur en me tournant le dos. Je ne comprenais pas ce dont il parlait mais je pressentais qu’il savait une histoire que je ne savais pas ; qu’il était lui-même cette histoire, et par hasard je me retrouvais avec lui, dans l’endroit le plus perdu possible, nulle part, dans un pavillon de la banlieue est où la ville se défait dans la boue collante des champs de l’Isère ; et il était prêt à me parler. J’en avais le cœur battant. J’avais trouvé dans la ville où je vivais, dans la ville où j’étais revenu pour en finir, j’avais trouvé une pièce oubliée, une chambre obscure que je n’avais pas remarquée à mon premier passage ; j’en avais poussé la porte et devant moi s’étendait le grenier, pas éclairé, depuis longtemps fermé, et sur la poussière qui recouvrait le sol pas la moindre trace de pas. Et dans ce grenier, un coffre ; et dans le coffre, je ne savais pas. Personne ne l’ouvrait plus depuis qu’on l’avait placé là.

« Vous avez fait quoi dans cette histoire ?

— Moi ? Tout. France Libre, Indo, djebel. Un peu de taule, et depuis, rien.

— Taule ?

— Pas longtemps. Vous savez, ça a mal fini ; par le massacre, le renoncement et l’abandon. Vu votre âge, vos parents vous ont conçu sur un volcan. Le volcan tremblait, menaçait d’exploser, et de vaporiser tout le pays. Vos parents devaient être aveugles, ou alors optimistes, ou bien maladroits. Les gens à ce moment-là préféraient ne plus rien savoir, ne plus rien entendre, préféraient vivre sans souci plutôt que de craindre que le volcan explose. Et puis non, il s’est rendormi. Le silence, l’aigreur et le temps ont eu raison des forces explosives. C’est pour ça que maintenant ça sent le soufre. C’est le magma, en dessous il reste chaud et passe dans les fissures. Il remonte tout doucement sous les volcans qui n’explosent pas.

— Vous regrettez ?

— Quoi ? Ma vie ? Le silence qui l’entoure ? Je n’en sais rien. C’est ma vie : j’y tiens quoi qu’elle ait été, je n’en ai pas d’autre. Cette vie, ils en sont morts ceux qui l’ont tue ; et je n’ai pas l’intention de mourir.

— C’est ce qu’il dit depuis que je le connais, dit une voix forte derrière moi, une voix féminine et harmonieuse qui prit toute la place. Je lui dis bien qu’il a tort, mais je dois reconnaître que jusqu’ici il a raison. »

J’avais sursauté et m’étais levé du même geste. Avant même de la voir j’avais aimé sa façon de parler, son accent d’outre-mer, le tragique de sa voix. Une femme s’avança vers nous, très droite, très sûre de ses pas, la peau recouverte d’un fin réseau de rides comme de la soie froissée. Elle avait le même âge que Salagnon et se dirigea vers moi en me tendant la main. Devant elle je restai immobile et muet, les yeux fixes et la bouche ouverte. Nous nous serrâmes la main car elle me tendit la sienne, et j’eus la surprise de son contact très doux, direct et charmant, rare chez les femmes qui souvent ne savent pas serrer la main. Elle rayonnait de force, cela se sentait à sa paume, elle rayonnait d’une force juste, qui n’était pas empruntée à l’autre sexe mais avait la couleur de la pleine féminité.

« Je vous présente mon épouse, Eurydice Kaloyannis, une Judéo-Grecque de Bab el-Oued, la dernière de son espèce. Elle porte mon nom maintenant, mais je continue d’utiliser celui sous lequel je l’ai connue. Je l’ai écrit tant de fois, ce nom, sur tant d’enveloppes, avec tant de soupirs, que je ne peux plus penser à elle autrement. Le désir que j’ai d’elle s’appelle de ce nom-là. Et puis je n’aime pas que les femmes perdent leur nom, surtout que le sien n’a pas de descendance, et j’honorais fort son père malgré tous nos différends, sur la fin ; et surtout, Eurydice Salagnon, ça sonne plutôt mal, vous ne trouvez pas ? On croirait une liste de légumes, cela ne rend pas hommage à sa beauté. »

Oui, sa beauté. C’était cela ; juste cela. Elle était belle, Eurydice, je l’ai su aussitôt sans me le dire, ma main dans la sienne, mes yeux dans ses yeux, immobile, bête et muet, cherchant mes mots. La différence d’âge brouille les perceptions. On croit n’être pas du même âge, on croit être loin, alors que nous sommes si proches. L’être est le même. Le temps s’écoule, on ne se baigne jamais dans la même eau, les corps se déplacent dans le temps comme des barques au fil de l’eau. L’eau n’est pas la même, jamais la même, mais les barques si éloignées les unes des autres ignorent qu’elles sont identiques ; juste déplacées. À cause des différences d’âge on ne sait plus juger de la beauté, car la beauté se ressent comme un projet : est belle celle que je peux désirer embrasser. Eurydice avait le même âge que Salagnon, et une peau qui avait cet âge, et des cheveux qui avaient cet âge, et des yeux, des lèvres, des mains qui ne disaient rien d’autre. Il n’est rien de plus détestable que l’expression « de beaux restes », et aussi le ricanement de fausse modestie qui accompagne la constatation « ne pas faire » son âge. Eurydice faisait son âge, et était la vie même. Sa vie intense tout entière en même temps était présente dans chacun de ses gestes, toute sa vie dans la tenue de son corps, toute sa vie dans les inflexions de sa voix, et cette vie la remplissait, se laissait admirer, était contagieuse.

« Mon Eurydice est forte ; elle est si forte que lorsque je l’ai ramenée de l’enfer, je n’ai pas eu à regarder derrière moi pour vérifier qu’elle me suivait. Je savais qu’elle était là. Ce n’est pas une femme que l’on oublie, et on sent sa présence même derrière soi. »

Il mit son bras autour de son épaule, se pencha sur elle et l’embrassa. Il venait de dire ce que je pensais. Je leur souris, j’étais au clair maintenant et pus reprendre ma main, et mon regard ne plus trembler.

Victorien Salagnon m’apprit à peindre. Il me donna un pinceau de loup, un pinceau chinois à la touche vive qui rebondit sur le papier sans rien perdre de sa force. « De ceux-ci vous n’en trouverez pas dans les boutiques, juste des pinceaux en poils de chèvre qui valent pour la calligraphie, pour une touche plate de remplissage mais rien pour le trait. »