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Il m’apprit à tenir le pinceau dans ma main creusée comme on tiendrait un œuf, d’une prise si instable que la respiration la fait dévier. « Il vous suffit donc de contrôler votre souffle. » Il m’apprit à apprécier les encres, à différencier les noirs, à juger de leur éclat et de leur profondeur avant de m’en servir. Il m’apprit la valeur du papier blanc, dont l’étendue intacte est aussi précieuse qu’un état de clarté. Il m’apprit que le vide est préférable au plein car le plein ne bouge plus, mais que le plein est existence et qu’il faut se résoudre à rompre le vide.

Mais il ne fit rien devant moi, il se contentait de me parler et de me regarder faire. Il se contentait de m’apprendre l’usage des outils. Les manier ensuite m’appartiendrait. Et ce que je voudrais peindre m’appartiendrait. À moi de peindre, et de lui montrer si je le souhaitais. Sinon il se contentait de voir comment je tenais le pinceau au moment de la touche, ou comment je filais le long du tracé d’un trait. Cela lui suffisait pour me voir sur le chemin de la peinture.

Je venais souvent. J’apprenais en faisant, lui me regardant. Lui-même ne peignait plus. Il m’apprit que profitant de son loisir il avait commencé sur des cahiers à rédiger ses mémoires.

Nous nous étions bien trouvés. Les hommes de guerre souvent se piquent de littérature. Ils veulent être efficaces en tout, ils ont agi et pensent savoir raconter comme personne. Et d’un autre côté les amateurs de littérature se piquent de stratégie, tactique, poliorcétique, toutes les disciplines qui se déploient dans la réalité d’une façon souvent catastrophique, d’une façon qu’il convient de regretter, mais bien plus densément que dans les livres, avouons-le.

Il me parla plusieurs fois de ces mémoires, comme en passant, et un jour n’y tenant plus il alla chercher son cahier. Il écrivait sur du Sieyès bleu d’une belle écriture d’école. Il respira fort et me lut. Cela commençait ainsi. « Je suis né à Lyon en 1926, d’une famille de petits commerçants dont j’étais le fils unique. »

Et il s’arrêta de lire, baissa le cahier et me regarda.

« Vous entendez l’ennui ? Déjà la première phrase m’ennuie. Je la lis, et je suis impatient d’arriver au bout ; et là, je m’arrête pour ne plus repartir. Il y en a encore plusieurs pages, mais je m’arrête.

— Enlevez la première phrase. Commencez par la deuxième, ou ailleurs.

— C’est le début. Il faut bien que je parte du début, sinon on ne va pas s’y retrouver. Ce sont des mémoires, pas un roman.

— De quoi vous souvenez-vous vraiment, au début ?

— Du brouillard ; du froid humide, et de ma haine de la sueur.

— Alors commencez par là.

— Il faut bien que je naisse d’abord.

— La mémoire n’a pas de début.

— Vous croyez ?

— Je le sais ; la mémoire vient n’importe comment, tout ensemble, elle n’a de début que dans la notice biographique des gens morts. Et vous n’avez pas l’intention de mourir.

— Je veux juste être clair. Ma naissance fait un bon début.

— Vous n’y étiez pas, elle n’est donc rien. Il y a plein de débuts dans une mémoire. Choisissez celui qui vous convient. Vous pouvez vous faire naître quand vous voulez. On naît à tout âge dans les livres. »

Perplexe, il rouvrit son cahier. Il parcourut en silence la première page, puis les autres. Le papier déjà jaunissait. Il avait consigné les détails, les circonstances et les péripéties de ce qu’il avait vécu, de ce qui lui semblait devoir ne pas être oublié. C’était bien rangé. Cela ne disait pas ce qu’il voulait dire. Il ferma le cahier et me le tendit.

« Je ne sais pas faire ces choses-là. Commencez vous-même. »

J’étais bien embêté qu’il prenne mon conseil à la lettre. Mais je suis le narrateur : il faut bien que je narre. Même si ce n’est pas ce que je veux, même si ce n’est pas ce à quoi j’aspire, car je voudrais montrer. C’est pour cette raison que je suis chez Victorien Salagnon, pour qu’il m’apprenne à tenir un pinceau mieux que je ne tiens un stylo, et qu’enfin je puisse montrer. Mais peut-être ma main est-elle faite pour le stylo. Et puis il faut bien que je le paie d’une façon ou d’une autre, que je me donne un peu de peine pour équilibrer cette peine qu’il se donne pour moi. L’argent faciliterait les choses, mais je n’en ai pas, et il n’en veut pas. Alors je pris son cahier et j’entrepris de le lire.

Je lus tout. Il avait raison, c’était ennuyeux ; cela ne dépassait pas les souvenirs de guerre que l’on publie à compte d’auteur. En lisant ces livres en gros caractères pleins d’alinéas, on se rend compte que dans une seule vie il ne se passe pas grand-chose quand on la raconte ainsi. Alors qu’un seul instant vécu contient plus que n’en peut décrire une caisse entière de livres. Il y a dans un événement quelque chose que son récit ne résout pas. Les événements posent une question infinie à laquelle raconter ne répond pas.

Je ne sais pas quelle compétence il me prête. Je ne sais pas en quoi il a cru en m’observant de ses yeux trop clairs, de ces yeux dans lesquels je n’identifie pas d’émotions, juste une transparence qui me laisse croire à la proximité. Mais je suis le narrateur ; alors je narre.

ROMAN I

La vie des rats

Dès le début Victorien Salagnon eut confiance en ses épaules. Sa naissance l’avait doté de muscles, de souffle, de poings bien lourds, et ses yeux pâles lançaient des éclats de glace. Alors il rangeait tous les problèmes du monde en deux catégories : ceux qu’il pouvait résoudre d’une poussée — et là il fonçait — et ceux auxquels il ne pouvait rien. Ceux-là il les traitait par le mépris, il passait en feignant de ne pas les voir ; ou alors il filait.

Victorien Salagnon eut tout pour réussir : l’intelligence physique, la simplicité morale, et l’art de la décision. Il connaissait ses qualités, et les connaître est le plus grand trésor que l’on puisse posséder à dix-sept ans. Mais pendant l’hiver de 1943 les richesses naturelles ne servaient de rien. Vu de France, cette année-là, l’Univers entier apparaissait minable ; intrinsèquement.

L’époque n’était pas aux délicats, ni aux jeux d’enfants : il en fallait pourtant, de la force. Mais les jeunes forces de France, en 1943, les jeunes muscles, les jeunes cervelles, les couilles ardentes, n’avaient d’autre emploi que nettoyeurs de chambres, travailleurs à l’étranger, hommes de paille au profit des vainqueurs qu’ils n’étaient pas, sportifs régionaux mais pas plus, ou grands dadais en short paradant avec des pelles qu’ils tenaient comme des armes. Alors qu’on savait bien pour les armes, que le monde entier en tenait de vraies. Partout dans le monde on se battait et Victorien Salagnon allait à l’école.

Quand il parvint au bord il se pencha ; et sous la Grande Institution il vit la ville de Lyon flotter en l’air. De la terrasse il voyait ce que le brouillard laissait voir : les toits de la ville, le vide de la Saône, et puis rien. Les toits flottaient ; et pas deux n’étaient semblables, ni de taille, ni de hauteur, ni d’orientation. Couleur de bois usé ils s’entrechoquaient mollement, échoués sans ordre dans une boucle de la Saône, où ils restaient à cause d’un courant trop faible. Vue d’en haut la ville de Lyon montrait le plus grand désordre, on ne voyait pas les rues, remplies de brouillard, et aucune logique dans la disposition des toits ne permettait d’en deviner le tracé : rien n’indiquait l’emplacement de passages. Cette ville trop ancienne est moins construite que posée là, laissée au sol par un éboulement. La colline à laquelle elle s’accroche n’a jamais fourni une base très sûre. Parfois ses moraines gorgées d’eau ne tiennent plus et s’effondrent. Mais pas aujourd’hui : le désordre que contemplait Victorien Salagnon n’était qu’une vue de l’esprit. La vieille ville où il vivait n’était pas bâtie droit, mais l’aspect indécis et flottant qu’elle prenait ce matin de l’hiver 1943 n’avait de causes que météorologiques ; bien sûr.