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Pour s’en convaincre il tenta un dessin, car les dessins trouvent de l’ordre là où les yeux n’en trouvent pas. De chez lui il avait vu le brouillard. Par la fenêtre tout se réduisait aux formes, et ressemblait aux traces du fusain sur un papier grenu. Il avait pris un cahier de feuilles râpeuses et un crayon gras, il les avait glissés dans sa ceinture et avait serré ses affaires de classe dans un lien de toile. Il ne possédait aucune poche au format de son cahier, et n’aimait pas le mêler à du matériel scolaire, ni exhiber son talent en le portant à la main. Et puis cette gêne ne lui déplaisait pas : elle lui rappelait qu’il allait non pas là où on pouvait croire qu’il allait, mais vers un autre but.

Il ne dessina pas grand-chose. L’aspect graphique du brouillard s’était révélé par la fenêtre, qui offrait son cadre et la distance de sa vitre. Dans la rue l’image s’évanouissait. Il ne restait qu’une présence confuse, envahissante et froide, et bien difficile à traduire. Pour faire une image il ne faut pas rester dedans. Il ne sortit pas son cahier, resserra sa pèlerine pour empêcher l’air mouillé de l’atteindre et il alla simplement à l’école.

Il arriva à la Grande Institution sans avoir rien fait. Au bord de la terrasse il essaya de donner une idée du labyrinthe des toits. Il ébaucha un trait mais la feuille gonflée d’humidité se déchira ; cela ne ressemblait à rien, juste à du papier sali. Il ferma son cahier, le remit dans sa ceinture, et fit comme les autres : il revint sous l’horloge de la cour et battit la semelle en attendant la cloche.

À Lyon l’hiver est hostile ; pas tant par la température que par cette révélation que l’hiver accomplit : le matériau principal de cette ville est la boue. Lyon est une ville de sédiments, de sédiments compactés en maisons, enracinées dans le sédiment des fleuves qui la traversent ; et sédiment n’est qu’un mot poli pour dire la boue qui s’entasse. L’hiver à Lyon tout vire en boue, le sol qui flanche, la neige qui ne tient pas, les murs qui coulent, et même l’air que l’on sent épais, humide et froid, qui imprègne les vêtements de petites gouttes, les taches d’une boue transparente. Tout s’alourdit, le corps s’enfonce, il n’est aucune façon de s’en prémunir. Sauf de garder la chambre avec un poêle qui brûle jour et nuit, et dormir dans un lit dont les draps seraient passés à la bassinoire chargée de braises plusieurs fois par jour. Et pendant l’hiver de 1943, qui peut bien encore disposer d’une chambre, et de charbon, et de braises ?

Mais en 1943 justement il est inconvenant de se plaindre : ailleurs le froid est bien pire. En Russie par exemple, où se battent nos troupes, ou leurs troupes, où les troupes, on ne sait plus comment dire. En Russie le froid agit comme une catastrophe, une explosion lente qui détruit sur son passage. On dit que les cadavres sont comme des bûches de verre qui se cassent si on les porte mal, ou que perdre un seul gant équivaut à mourir car le sang gèle en aiguilles et déchire les mains ; ou que les hommes qui meurent debout restent ainsi tout l’hiver, comme des arbres, et au printemps ils fondent et disparaissent, et aussi que nombreux sont ceux qui meurent en baissant culotte, l’anus figé. On répète les effets de ce froid comme une collection d’horreurs grotesques mais cela ressemble aux racontars de voyageurs qui profitent de la distance pour en rajouter. Les bobards circulent, mêlés à du vrai sans doute, mais qui, en France, a le moindre intérêt, la moindre envie, ne serait-ce que le moindre reste de rigueur intellectuelle ou morale pour faire encore le tri ?

Le brouillard étend des linges froids en travers des rues, en travers des couloirs, des escaliers, jusque dans les chambres. Les draps mouillés collent à ceux qui passent, ils traînent sur les joues de celui qui marche, ils s’insinuent, lèchent le cou comme des larmes de rage refroidie, des égouttements de colères mortes, des baisers affectueux d’agonisants qui voudraient bien qu’on les rejoigne. Il faudrait pour ne rien sentir ne plus bouger.

Sous l’horloge de la Grande Institution les jeunes garçons résistent en bougeant aussi peu que possible : juste un peu contre le froid, mais pas plus car le brouillard s’insinuerait. Ils piétinent sur place, protègent leurs mains, font le gros dos, ils baissent leur visage vers le sol. Ils enfoncent leur béret et ferment leur pèlerine en attendant que la cloche les appelle. Cela serait beau, à l’encre, ces garçons tous pareils, enveloppés d’une pèlerine noire arrondie aux épaules, qui se détachent en groupes irréguliers sur l’architecture classique de la cour. Mais Salagnon n’avait pas d’encre, ses mains étaient à l’abri, et l’exaspération de l’attente le gagnait. Il fit comme les autres, il attendit la cloche. Il sentait avec une pointe de délices son cahier, rigide, le gêner.

La cloche sonna et les gamins se ruèrent vers la classe. Ils se bousculèrent en gloussant, ils firent mine de se taire et accentuèrent les bruits, ils passèrent avec des coups de coude, des grimaces et des rires rentrés devant les deux pions qui gardaient la porte de l’air le plus impassible, affectant la raideur militaire très en vogue cette année-là. Comment les appeler, les élèves de la Grande Institution ? Ils ont de quinze à dix-huit ans, mais dans la France de 1943 l’âge ne vaut rien. Jeunes gens ? C’est faire trop d’honneur à ce qu’ils vivent. Jeunes hommes ? C’est trop prometteur au vu de ce qu’ils vivront. Comment appeler ceux qui dissimulent un sourire en passant devant les pions qui les gardent, sinon gamins ? Ils sont des gamins à l’abri de l’orage, ils habitent une boîte en pierre nette et glacée, et ils s’y bousculent comme des chiots. Ils attendent que la vie passe, ils aboient en faisant le signe qu’ils n’aboient pas, ils font en montrant qu’ils ne font pas. Ils sont à l’abri.

La cloche sonna et les gamins se rassemblèrent. L’air à Lyon est si humide, l’air de 1943 était de si mauvaise qualité que les notes de bronze ne s’envolaient pas : elles tombaient avec un bruit de carton mouillé et glissaient jusque dans la cour, elles se mélangeaient aux feuilles déchirées, aux restants de neige, à l’eau sale, à la boue qui recouvrait tout et peu à peu remplissait Lyon.

En rang, les élèves allèrent vers leur salle par un grand couloir de pierre froid comme de l’os. Le claquement des galoches résonnait sur les murs nus, mais noyé d’un froissement continu de pèlerines et de ce babil des gamins qui pourtant se taisent mais ne savent pas faire silence. Cela formait aux oreilles de Salagnon une infâme cacophonie qu’il détestait, qu’il traversait en se raidissant comme on se bouche le nez en traversant une pièce qui pue. Le climat, Salagnon s’en moque ; la froideur des lieux, il s’en réjouit plutôt ; l’ordre ridicule d’une école, il le supporte. Ce sont des circonstances malheureuses dont on peut s’isoler, mais si cela au moins pouvait se faire en silence ! Le vacarme du couloir l’humilie. Il essaie de ne plus entendre, de fermer intérieurement ses tympans, de rentrer en lui dans son silence propre, mais toute sa peau perçoit le brouhaha qui l’entoure. Il sait alors où il est, il ne peut pas l’oublier : dans une classe de gamins qui accompagnent toutes leurs actions de bruits enfantins, et ces bruits leur reviennent en écho, et ce brouhaha les entoure comme une sueur. Victorien Salagnon méprise la sueur, elle est la boue que produit un homme inquiet, trop habillé, qui s’agite. Un homme libre de ses mouvements court sans transpirer. Il court nu, sa sueur s’évapore à mesure, rien ne lui revient ; il ne baigne pas en lui-même, il garde son corps sec. L’esclave est courbé sur lui-même et transpire dans sa galerie de mine. L’enfant transpire jusqu’à se noyer dans les épaisseurs de laine dont sa mère l’a entouré. Salagnon avait une phobie de la sueur ; il se rêvait un corps de pierre, qui ne coule pas.