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Le père Fobourdon les attendait devant le tableau noir. Ils se turent et restèrent debout chacun à sa place tant que le silence ne fut pas parfait. Un froissement de tissu ou un craquement de bois prolongeait leur station debout. Cela durerait jusqu’au silence complet. Fobourdon leur indiqua enfin de s’asseoir et le raclement des chaises fut bref et stoppa aussitôt. Alors il se retourna, et sur le tableau, en belles lettres régulières, écrivit : « Commentarii de Bello Gallico : version. » Ils commencèrent. Telle était la méthode du père Fobourdon : pas un mot de plus qu’il n’en faut absolument, pas de bavardage pour redoubler l’écrit. Des gestes. Il enseignait par l’exemple la discipline intérieure, qui est un art de seule pratique, qui ne vaut que par l’action. Il se voyait romain, pierre massive taillée puis gravée. Il assénait parfois de brefs commentaires qui tiraient une leçon morale des incidents, toujours les mêmes, qui parsèment la vie scolaire. Cette vie, il la méprisait, tout en portant très haut sa vocation d’enseignant. Il estimait sa place sur l’estrade meilleure qu’une place en chaire, car de celle-ci on utilise la parole pour fustiger, alors que de celle-là on indique, on ordonne, on agit ; se révèle alors le seul aspect de la vie qui vaille, l’aspect moral, qui n’a pas la stupidité du visible. Et de cette mise au jour de l’os, le langage enfin est digne.

Il leur fallait traduire un récit de la bataille où l’ennemi est habilement cerné puis taillé en pièces. La langue permet de beaux effets de plume, songea Salagnon, des coquetteries qui réjouissent et que l’on dit, qui effleurent le papier sans conséquence, des délicatesses d’aquarelle qui rehaussent un récit. Mais dans les guerres de la Gaule celtique on combattait de la façon la plus sale, sans même le dire et sans penser à métaphore. À l’aide de glaives affûtés on détachait du corps de l’ennemi des pièces sanglantes qui tombaient au sol, puis on avançait par-dessus pour trancher un autre membre, jusqu’à la fin de l’ennemi, ou tomber soi-même.

César l’aventurier entrait dans la Gaule et la livrait aux massacres. César voulait, et sa force était grande. Il voulait briser les nations, fonder un empire, régner ; il voulait être, saisir le monde connu dans sa poigne, il voulait. Il voulait être grand, et ceci pas trop tard.

De ses conquêtes, de ces meurtres de masse, il faisait un récit enlevé, qu’il envoyait à Rome pour séduire le Sénat. Il décrivait les batailles comme des scènes d’alcôve où le vir, la vertu romaine, triomphait, où le glaive de fer se maniait comme un sexe triomphant. Par son récit habile il donnait par procuration à ceux qui étaient restés là-bas le frisson de la guerre. Il rétribuait leur confiance, il leur en donnait pour leur argent, il les payait d’un récit. Alors les sénateurs envoyaient hommes, subsides et encouragements. Cela leur reviendrait sous forme de chariots chargés d’or, et d’anecdotes inoubliables, comme celle des mains d’ennemis tranchées en tas gigantesques.

César par le verbe créait la fiction d’une Gaule, qu’il définissait et conquérait d’une même phrase, du même geste. César mentait comme mentent les historiens, décrivant par choix la réalité qui leur semble la meilleure. Et ainsi le roman, le héros qui ment fondent la réalité bien mieux que les actes, le gros mensonge offre un fondement aux actes, constitue tout à la fois les fondations cachées et le toit protecteur des actions. Actes et paroles ensemble découpent le monde et lui donnent sa forme. Le héros militaire se doit d’être un romancier, un gros menteur, un inventeur de verbe.

Le pouvoir se paye d’images, et s’en nourrit. César, génie en tout, menait le militaire, le politique et le littéraire, selon la même allure. Il s’occupait d’une même tâche aux différents aspects : mener ses hommes, conquérir la Gaule, en faire le récit, et chaque aspect renforçait l’autre en une spirale infinie qui le conduisit jusqu’à un sommet de gloire, jusqu’à la part des cieux où ne volent que les aigles.

La réalité suggère des images, l’image met en forme la réalité : tout génie politique est un génie littéraire. À cette tâche le Maréchal ne peut suffire : le roman qu’il exhibe à une foule française muette d’humiliation n’en est pas un ; à peine un livre de lecture pour petite classe, un Tour de la France par deux enfants expurgé de ce qui fâche, une suite de futiles coloriages que l’on remplit en tirant la langue. Le Maréchal parle en vieillard, il ne reste pas éveillé très longtemps, sa voix chevrote. Personne ne peut croire aux buts enfantins de la Révolution nationale. On acquiesce d’un air distrait et on pense à autre chose ; dormir, vaquer à ses affaires, ou s’entretuer dans l’ombre.

Salagnon traduisait bien mais lentement. Il rêvait sur les brèves phrases latines, il leur prêtait les prolongements qu’elles ne disaient pas, il leur redonnait vie. Dans la marge il griffonna un plan scénographique de la bataille. Ici le pré ; là les lisières obliques qui le ferment ; ici la pente qui donnera l’élan ; là les légions rangées coude à coude, chacun connaissant son voisin et n’en changeant pas ; et, devant, la masse celtique désordonnée et demi-nue, nos ancêtres les Gaulois enthousiastes et crétins, toujours prêts à en découdre pour ressentir le frisson de la guerre, juste le frisson, peu importe l’issue. Il prit une goutte d’encre violette sur son doigt, la mouilla de salive et posa des ombres transparentes sur son tracé. Il frotta doucement, les lignes dures fondirent, l’espace se creusa, la lumière vint. Le dessin est une pratique miraculeuse.

« Vous êtes sûr des emplacements ? » demanda Fobourdon.

Il sursauta, rougit, eut le réflexe de tout cacher de son coude et s’en voulut ; Fobourdon ébaucha le geste de lui tirer l’oreille mais renonça ; ses élèves avaient dix-sept ans. Ils se redressèrent tous les deux avec un peu de gêne.

« J’aimerais que vous avanciez votre traduction plutôt que de vous complaire en ces marginalia. »

Salagnon lui montra les lignes déjà faites ; Fobourdon n’y trouva pas de faute.

« Votre traduction est bonne, et la topographie exacte. Mais j’aimerais que vous ne mêliez pas de gribouillages à une langue latine qui est l’honneur de la pensée. Vous avez besoin de toutes les ressources de votre esprit, toutes, pour approcher ces sommets que fréquentaient les Anciens. Alors cessez de jouer. Formez votre esprit, il est le seul bien dont vous disposez. Rendez aux enfants ce qui leur revient, et à César ce qui lui est dû. »

Satisfait, il s’éloigna, suivi d’une brise de murmures qui parcourut les rangs. Il arriva sur l’estrade et se retourna. Le silence se fit.

« Continuez. »

Et les lycéens continuèrent de donner l’équivalent de la guerre des Gaules en langue scolaire.

« Tu l’as échappé belle. »

Chassagneaux parlait sans bouger les lèvres, avec une habileté de collégien. Salagnon haussa les épaules.

« Il est dur, Fobourdon. Mais on est quand même plus tranquille ici qu’ailleurs. Non ? »

Salagnon sourit en montrant les dents. Sous le pupitre il lui attrapa le gras de la cuisse et tordit.

« Je n’aime pas la tranquillité », souffla-t-il.

Chassagneaux gémit, poussa un cri ridicule. Salagnon continuait de pincer en souriant toujours, sans cesser d’écrire. Cela devait faire mal ; Chassagneaux couina un mot étranglé qui déclencha un rire général, les ondes de rire s’élargissaient autour de lui, caillou jeté dans le silence de la classe. Fobourdon les fit taire d’un geste.