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« Qu’est-ce que c’est ? Chassagneaux, levez-vous. C’est vous ?

— Oui, monsieur.

— Et pourquoi ?

— Une crampe, monsieur.

— Petit crétin. À Lacédémone, les jeunes gens se laissaient ouvrir le ventre sans un mot plutôt que de rompre le silence. Vous nettoierez brosses et tableau pendant une semaine. Vous vous concentrerez sur l’aspect exemplatif de ces tâches. Le silence est la propreté de l’esprit. J’espère que votre esprit saura retrouver la propreté du tableau noir. »

Il y eut des rires, qu’il interrompit d’un « Assez ! » très sec. Tous reprirent leur ouvrage. Chassagneaux, les lèvres molles, tâtait sa cuisse avec précaution. Un peu joufflu, peigné d’une raie bien droite, il ressemblait à un petit garçon prêt à pleurer. Salagnon lui fit passer un mot plusieurs fois plié. « Bravo. Tu as gardé le silence. Tu gardes mon amitié. » L’autre le lut et lui glissa un regard d’humide reconnaissance, qui provoqua chez Salagnon un grand dégoût : tout son corps se raidit, il trembla, il manqua vomir. Alors il plongea sa plume dans l’encre et commença de recopier ce qu’il avait déjà traduit. Il n’accorda plus d’attention qu’à son tracé, il ne pensa plus qu’à être à sa pointe, et dans l’encre qui s’écoulait le long de l’acier. Son corps se calmait. Animées par son souffle, les lettres se dessinèrent en courbes violettes, en courbes vivantes, leur rythme lent l’apaisait et il finissait ses lignes d’un paraphe enlevé, précis comme une touche d’escrime. La calligraphie classique procure le calme dont ont besoin les violents et les agités.

On voit l’homme de guerre à sa calligraphie, disent les Chinois ; dit-on. Les gestes de l’écriture sont en petit ceux du corps entier, et même ceux de l’existence entière. La posture et l’esprit de décision sont les mêmes quelle qu’en soit l’échelle. Il partageait cet avis, bien qu’il ne se souvînt pas où il avait pu le lire. De la Chine Salagnon ne savait presque rien, des détails, des rumeurs, mais cela suffisait pour que s’établisse en imagination un territoire chinois, lointain, un peu flou mais présent. Il l’avait meublé de gros bouddhas qui rient, de pierres contournées, de potiches bleues pas très jolies, et de ces dragons qui décorent les flacons d’encre dite de Chine, que la traduction anglaise, mensongère, fait venir d’Inde. Son goût de la Chine venait d’abord de là : d’un mot, juste un mot sur un flacon d’encre. Il aimait à ce point l’encre noire qu’elle lui semblait pouvoir fonder un pays entier. Les rêveurs et les ignorants ont parfois des intuitions très profondes sur la nature de la réalité.

Ce que savait Salagnon de la Chine tenait pour l’essentiel en les propos d’un vieux monsieur pendant une heure de philosophie. Et il avait parlé lentement, se souvient-il, et il s’était répété, et il s’était complu en longues généralités qui émoussaient l’attention de son public.

Le père Fobourdon avait invité dans sa classe un très vieux jésuite qui avait passé sa vie en Chine. Il avait échappé à la révolte des Boxers, assisté au sac du Palais d’Été, survécu à l’insécurité générale des luttes des seigneurs de la guerre. Il avait aimé l’Empire, même épuisé, s’était adapté à la République, accommodé du Kouo-min-tang, mais les Japonais l’avaient chassé. La Chine s’était enfoncée dans un chaos total, qui promettait d’être long ; son grand âge ne lui permettait pas d’en espérer la fin. Il était rentré en Europe.

Le vieil homme marchait courbé en soufflant fort, il s’appuyait sur tout ce qu’il pouvait atteindre ; il mit un temps infini à traverser la classe devant les élèves debout, et s’affala sur la chaise de bureau que le père Fobourdon n’utilisait jamais. Pendant une heure, une heure exactement entre deux cloches, il avait dévidé d’une voix atone des généralités que l’on aurait pu lire dans les journaux, ceux d’avant-guerre, ceux qui paraissaient normalement. Mais de cette même voix à bout de souffle, de cette voix fade qui ne suggérait rien, il lut aussi des textes étranges que l’on ne trouvait, eux, nulle part.

Il lut des aphorismes de Lao-tseu, par lesquels le monde devenait tout à la fois très clair, très concret, et très incompréhensible ; il lut des fragments du Yi-king dont le sens paraissait aussi multiple que celui d’une poignée de cartes ; il lut enfin un récit de Sun-tsu à propos de l’art de la guerre. Il montrait que l’on peut faire manœuvrer n’importe qui en ordre de bataille. Il montrait que l’obéissance à l’ordre militaire est une propriété de l’humanité, et que de ne pas y obéir est une exception anthropologique ; ou une erreur.

« Donnez-moi n’importe quelle bande de paysans incultes, je les ferai manœuvrer comme votre garde, disait Sun-tsu à l’empereur. En suivant les principes de l’art de la guerre je peux faire manœuvrer tout le monde, comme à la guerre. — Même mes concubines ? demanda l’empereur, cette volière d’évaporées ? — Même. — Je n’en crois rien. — Donnez-moi toute liberté et je les ferai manœuvrer comme vos meilleurs soldats. » L’empereur amusé accepta, et Sun-tsu fit manœuvrer les courtisanes. Elles obéirent par jeu, elles rirent, elles s’emmêlèrent dans leurs pas et rien de bon n’en sortit. L’empereur souriait. « Avec elles, je ne m’attendais pas à mieux, dit-il. — Si l’ordre n’est pas compris, c’est qu’il n’a pas été bien donné, dit Sun-tsu. C’est la faute du général, il doit expliquer plus clairement. »

Il expliqua à nouveau, plus clairement, les femmes recommencèrent la manœuvre et rirent encore ; elles se dispersèrent en dissimulant leur visage derrière leurs manches de soie. « Si ensuite l’ordre n’est toujours pas compris, c’est la faute du soldat », et il demanda que l’on fît décapiter la favorite, celle d’où partaient les rires. L’empereur protesta, mais son stratège insista respectueusement ; il lui avait accordé toute liberté. Et si Sa Majesté voulait voir réaliser son projet, il lui fallait laisser agir comme il l’entendait celui à qui il avait confié cette mission. L’empereur acquiesça avec un peu de regrets et la jeune femme fut décapitée. Une grande tristesse pesa sur la terrasse où l’on jouait à la guerre, même les oiseaux se turent, les fleurs n’émirent plus de parfum, les papillons cessèrent de voler. Les jolies courtisanes manœuvrèrent en silence comme les meilleurs soldats. Elles restaient ensemble, bien serrées, liées entre elles par la complicité des survivantes, par cette excitation que transmet l’odeur de la peur.

Mais la peur n’est qu’un prétexte que l’on se donne pour obéir : le plus souvent on préfère obéir. On ferait tout pour être ensemble, pour baigner dans l’odeur de trouille, pour boire l’excitation qui rassure, qui chasse l’horrible inquiétude d’être seul.

Les fourmis parlent par odeurs : elles ont des odeurs de guerre, des odeurs de fuite, des odeurs d’attirance. Elles y obéissent toujours. Nous, les gens, nous avons des jus psychiques et volatils qui agissent comme des odeurs, et les partager est ce que nous aimons le plus. Quand nous sommes ensemble, ainsi unis, nous pouvons sans penser à rien d’autre courir, massacrer, nous battre à un contre cent. Nous ne nous ressemblons plus ; nous sommes au plus près de ce que nous sommes.

Sur l’une des terrasses du palais, dans la lumière oblique du soir qui colorait les lions de pierre jaune, les courtisanes manœuvraient à petits pas devant l’empereur attristé. Le soir tombait, la lumière prenait la teinte sourde des tenues militaires, et sur les cris brefs de Sun-tsu elles continuaient de marcher à l’unisson, dans le tapotement rythmé de leurs socques, dans l’envol bruissant de leurs tuniques de soie éblouissantes dont plus personne ne songeait à admirer les couleurs. Le corps de chacune avait disparu, ne restait que le mouvement commandé par les ordres du stratège.