Salomon hagard restait chez lui. Il avait fermé les volets, il vivait dans la pénombre, il avait vissé des plaques de tôle sur chaque fenêtre qui les bloquaient jusqu’à mi-hauteur. Victorien les toqua de l’index, elles résonnaient avec souplesse.
« Tu as trouvé ça où, Salomon ?
— Ce sont des couvercles de gazinières.
— Tu crois que cela va te protéger ?
— Victorien, on tire dans la rue. On tire sur les gens, on se fait tuer en passant devant sa fenêtre. Je ne sais même pas qui tire. Ils ne savent même pas sur qui ils tirent. Ils tirent sur la foi d’un visage, et ici on se ressemble quand même beaucoup. Je me protège. Je ne veux pas mourir par hasard.
— Salomon, une tôle pareille, une balle ne s’aperçoit même pas qu’elle la traverse. Tu ne te protèges pas, et tu ne vois plus rien. Tu cloues juste ton cercueil avec toi dedans. Il faut partir. On t’emmène. »
Quand les deux hommes étaient entrés dans l’appartement obscurci qui commençait de sentir la cave, avec leurs larges épaules, leurs gestes précis, leurs yeux méfiants, Eurydice s’était glissée dans les bras de Salagnon, infiniment soulagée.
« Je viens te chercher », souffla-t-il à son oreille, envahi d’un coup de l’odeur prenante de ses cheveux.
Elle avait acquiescé du menton sur son épaule, sans rien dire car si elle avait ouvert la bouche pour parler, elle aurait sangloté. Une strounga ébranla les vitres, toute proche, Eurydice sursauta sans ouvrir les yeux, Salomon rentra un peu plus la tête dans les épaules. Il restait debout au milieu de chez lui, les yeux fermés, ne bougeait pas.
« Bon, Kaloyannis, on y va, dit Mariani.
— Mais où ?
— En France.
— Qu’est-ce que vous voulez que j’aille faire en France ?
— C’est le pays dont vous avez le passeport. Ici, vu les tôles que vous mettez aux fenêtres, ce n’est plus chez vous.
— On part, papa », dit Eurydice.
Elle alla chercher deux valises déjà prêtes. On frappa à coups redoublés. Mariani alla ouvrir. Un type surexcité déboula dans la pièce, sa chemise blanche largement ouverte luisait dans la pénombre. Il s’arrêta net devant Eurydice.
« C’est quoi ces valises ?
— Je pars.
— C’est qui ? demanda Mariani.
— Son mari.
— C’est toi, Salagnon, qui l’emmènes ? » aboya-t-il.
Il sortit une arme de sa ceinture. Il parlait en gesticulant, le doigt sur la détente.
« Il n’est pas question que tu partes. Vous, si. Vous retournez en France. Vous n’avez pas été capables de mater les crouilles, alors au revoir, on s’en charge. Eurydice est ma femme, elle reste à la maison. Le docteur Kaloyannis, il est un peu youpin, un peu grec, mais il est d’ici. Il ne bouge pas ou je lui mets une balle. » Il était très beau, le mari d’Eurydice. Il parlait avec fougue, ses lourds cheveux noirs glissaient sur son front, un peu de salive moussait à la commissure de ses belles lèvres. Il pointait son arme en parlant. « Kaloyannis, si tu touches cette valise, je te flingue. Et toi, Salagnon, para de mes deux, traître et abandonneur, tu débarrasses le plancher avec ton coulo en chemise à fleurs avant que je m’énerve. Tu nous laisses régler ça entre nous. »
L’arme pointait sur le front de Salagnon, l’index tremblait sur la détente. Mariani leva le bras comme à l’exercice et lui tira une balle à la base du crâne. Le sang gicla sur la tôle vissée à la fenêtre et il tomba, tout mou.
« T’es con, Mariani, s’il avait eu un spasme, il m’en collait une.
— On ne maîtrise pas toujours tout ; mais ça s’est bien passé. »
Eurydice se mordait les lèvres et les suivit. Ils prirent Salomon par l’épaule et il vint docilement. Une strounga ébranla l’air, un nuage de poussière blanche se leva au bout de la rue. Des débris jonchaient le trottoir, une boutique flambait, des meubles cassés attendaient qu’on les brûle. Plusieurs voitures, portes ouvertes, pare-brise étoilé de fissures, s’étaient mises en travers ; dans l’une d’elles le conducteur ensanglanté était couché sur le volant. Un Arabe élégant inspectait la 2 CV garée le long du trottoir.
« Docteur Kaloyannis, heureux de vous voir. »
Il se redressa. La crosse d’un pistolet dépassait de sa ceinture. Il souriait, très à l’aise.
« Vous tombez bien. Je viens d’acheter la boutique des Ramirez. Pour pas grand-chose, mais bien plus que si on la leur avait prise. J’envisageais également d’acheter votre voiture. »
Ils posèrent les valises dans le coffre.
« J’y tiens, docteur Kaloyannis.
— Il ne vend pas, grogna Mariani.
— Je peux prendre, et je vous offre de payer », sourit-il.
Les coups de feu se succédèrent très vite, mais dans le chaos de la rue on ne les remarqua pas. Mariani avait tiré dans la poitrine, l’autre tituba et s’effondra, la main à moitié hors de sa poche, tenant quelques billets froissés.
« Mariani, tu ne vas pas tuer tout le monde.
— M’en fous, les morts. J’en ai tellement vu. Ceux qui m’empêchent, je les écarte. Venez, maintenant. »
Ils traversèrent Alger qui s’effondrait, Salagnon conduisait, Mariani coude à la fenêtre tapotait la crosse de son arme. Sur la banquette arrière Eurydice tenait la main de son père. Sur la route de l’aéroport ils furent arrêtés par un barrage de gardes mobiles. Les hommes ne lâchaient pas la poignée de leur pistolet mitrailleur tenu en bandoulière, ils transpiraient sous leur casque noir. Un peu en retrait un groupe d’Arabes en uniformes neufs attendaient, assis sur le capot d’une Jeep.
« C’est quoi ça ?
— L’armée du FLN. Ce soir on s’en va. Ils prennent notre place, et plus personne ne passe. En fait on n’en sait rien. On s’en fout. Qu’ils se débrouillent entre eux. »