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Salomon ouvrit la portière et sortit.

« Papa, tu vas où ? s’étrangla Eurydice.

— La France c’est trop loin, grommela-t-il. Je veux rester ici. Je veux être chez moi. Je vais voir avec eux. »

Il se dirigea vers les hommes du FLN, leur parla. Une conversation s’engagea. Salomon s’animait, les Arabes souriaient largement, ils posèrent la main sur son épaule. Ils le firent monter dans la Jeep, à l’arrière, l’un d’eux à côté de lui. Ils parlaient mais de la 2 CV on ne distinguait pas ce qu’ils disaient, Salomon avait l’air inquiet, les Arabes souriaient, maintenant une main sur son épaule.

« Vous y allez ? demanda le garde mobile agacé.

— Eurydice ? » Salagnon au volant ne se retourna pas, il lui demanda, simplement, sans la regarder, les mains sur le volant, prêt à tout.

« Fais comme tu veux, Victorien. »

Sans vérifier son visage dans le rétroviseur, se contentant de la fermeté du son de sa voix, il redémarra, il franchit le barrage. Des voitures de toutes sortes s’entassaient sans ordre sur les bas-côtés de la route. L’aéroport était bondé. Il arrivait du monde sans cesse. Un cordon de soldats empêchait d’accéder aux pistes. Les deux hommes encadrant Eurydice fendirent la foule. Les gens se pressaient, hurlaient, brandissaient des billets, les soldats épaule contre épaule barraient le passage. Les avions décollaient les uns à la suite des autres. Victorien avisa l’officier, lui glissa quelques mots à l’oreille. Au bout de quelques minutes une Jeep arriva, Trambassac descendit. Ils franchirent le cordon.

« Pas chouette, votre dernière mission, mon colonel.

— J’obéis. Celle-là, j’imagine que vous ne la dessinerez pas.

— Non. »

Il leur trouva une place dans un petit avion officiel, qui transportait des hauts fonctionnaires du gouvernement général, qui quittaient leur bureau avec des serviettes pleines de documents ; ils rentraient, ils ne s’occupèrent absolument pas d’eux.

L’avion décolla, pivota sur l’aile au-dessus d’Alger et prit la direction du nord. Des larmes coulaient doucement des yeux d’Eurydice, sans secousses. Comme si elle se vidait par de petits trous. Alors Victorien la prit dans ses bras, ils fermèrent tous les deux les yeux, et firent tout le voyage ainsi.

Mariani ne pouvait se détacher du hublot, il regarda tant qu’il put l’effondrement de tout dans les fumées d’essence, il pestait de ce gâchis. Quand il ne vit plus rien, quand il fut au-dessus de la mer, sa colère l’empêcha de fermer les yeux ; et il voyait devant lui, en permanence, sa colère fratricide lui faire des reproches. Il ne savait que répondre.

COMMENTAIRES VII

Nous regardions sans le comprendre le paseo des morts

Écrire n’est pas mon fort ; j’aurais voulu montrer, par la peinture s’il le faut, et que cela suffise. Mais la médiocrité de mes talents fit que je me retrouvai être le narrateur. Cela n’intéresserait personne, cette narration de menus événements, mais je m’obstinai à retracer en français un peu de la vie de ceux qui le parlent, je m’entêtai à raconter l’histoire d’une communauté de gens qui peuvent se parler car ils partagent la même langue, mais qui échouent à se parler car ils trébuchent sur des mots morts. Il est des mots que l’on ne prononce plus, mais ils restent, et nous parlons avec des grumeaux de sang dans la bouche, cela embarrasse les mouvements de notre langue, nous risquons de nous étrangler alors nous finissons par nous taire.

C’est là une conséquence banale des périodes violentes de l’Histoire : certains mots en usage explosent de l’intérieur, engorgés du sang qui caille, victimes d’une thrombose de la circulation du sens. Ces mots-là, qui meurent d’avoir été utilisés, on ne peut plus les employer sans se tacher les mains. Mais comme ils sont toujours là, on les évite, on en fait le tour l’air de rien, mais faire le tour se voit ; on emploie des périphrases et un jour on trébuche, car on oublie que l’on ne pouvait pas les dire. On emploie ces mots engorgés de sang et ils giclent, on éclabousse l’entourage des caillots qu’ils contiennent, on tache la chemise de ceux qui nous entendent, ils se récrient, ils reculent, ils protestent, on s’excuse. On ne se comprend pas. On a employé par inadvertance un mot mort, qui traînait là. On aurait pu ne pas l’employer mais on l’a dit. On voulait l’employer mais on ne peut plus ; il s’est chargé d’Histoire, qui est de sang. Il reste là, ce mot malade de coagulation, malade de l’arrêt de ce qui en lui bougeait, il reste là, dangereux, comme une menace d’infarctus de la conversation.

Écrire n’est pas mon fort, mais, j’écris pour lui, qui ne peut rien raconter à personne, pour qu’il m’apprenne à peindre ; et j’écris aussi pour elle, pour lui dire ce qu’elle est, et qu’elle veuille bien que ceci que je raconte, elle-même, m’ouvre ses bras.

Écrire n’est pas mon fort, mais, poussé par la nécessité et le manque de moyens, je m’y efforce alors que je ne voudrais que peindre, montrer du doigt en silence et que cela suffise. Cela ne suffit pas. Je veux continuer d’entendre parler, j’appréhende que ma langue ne s’éteigne, je veux l’entendre, je veux reconstituer ma langue abîmée, je veux la retrouver tout entière avec tous ceux qui vivent d’elle et la font vivre, car elle est le seul pays.

Nous perdons des mots à mesure de l’effilochement de l’Empire, et cela revient à perdre une part des terres où nous habitions, cela revient à réduire l’étendue du « nous ». Il est des morceaux pourris en notre langue, une part malsaine de mots immobilisés, du sens coagulé. La langue pourrit comme la pomme là où elle a reçu un choc. Cela date du temps où le français, langue de l’Empire, langue de la Méditerranée, langue des villes grouillantes, des déserts et des jungles, du temps où le français, d’un bout à l’autre du monde, était la langue internationale de l’interrogatoire.

J’essaye de raconter de lui ce qu’il n’a jamais dit. J’essaye de dire d’elle ce qu’elle n’ose imaginer. J’aurais préféré montrer ; j’aurais préféré peindre ; mais il s’agit de verbe, qui circule en nous et entre nous et menace de se bloquer, et le verbe ne se voit pas. Alors je narre, pour éviter l’accident qui nous laisserait coagulés, paralysés, très vite nauséabonds, nous tous, nous deux, moi-même.

J’écris pour toi, mon cœur. J’écris pour que tu continues de battre tout contre moi, pour que le sang continue de glisser sous ta peau, sous la mienne, dans des conduits souples gainés de soie. Je t’écris, mon cœur, pour que rien ne s’arrête, pour que le souffle ne s’interrompe pas. Je dois pour t’écrire, pour te maintenir en vie, pour te garder souple, chaude, circulante, utiliser toutes les ressources de la langue, tous ces verbes tremblants et presque flous, la totalité de ces noms comme un trésor de pierreries, comme un coffre énorme, chacun reflétant une lueur par ses facettes polies par l’usage. J’ai besoin de tout pour t’écrire, mon cœur, pour construire un miroir de verbe où tu te mires, miroir mouvant que je tiens entre mes mains serrées, et tu t’y regardes, et tu ne t’éloignes pas.

Je réfléchis, je construis un miroir, je ne fais que refléter. J’examine chaque détail de ton apparence, chaque détail épiphanique de ton corps qui tous font écho dans le réel du battement du sang à l’intérieur de toi, mon cœur, du glissement rythmé du sang dans tes vaisseaux gainés de soie, résonance dans la grotte rouge où j’entre, oh ! grotte de velours ! où je reste, et défaille.

Et plus que tout j’aime en toi le mélange des temps, cet état de présence que tu as pour moi et qui m’est un cadeau perpétuel, ces marques qui te sculptent et sont autant de parts de ta vie achevées, et d’autres en cours, et d’autres à venir, j’aime cette vitalité à l’œuvre comme le sang qui s’écoule, qui est l’évidente promesse que rien ne s’arrête, que l’après viendra, comme maintenant, comme un présent perpétuel qui me serait fait.