J’aime, plus que tout, les aspérités de ton apparence ; elles me montrent que la vie passe depuis toujours et pour toujours, et que dans cet écoulement, dans ce mouvement même, elle est possible. Oh mon cœur ! tu palpites tout contre moi comme le rythme même du temps, j’aime la chair de tes lèvres qui sourient quand je te parle, qui acceptent et délivrent des caresses que ne peuvent pas les mains ; j’aime le duvet frissonnant de ta chevelure, gris, blanc, nuage de duvet de cygne autour de tes traits, j’aime l’alourdissement de tes seins qui s’épanouissent comme une argile douce prend la forme, lentement, de ce qui la contient ; j’aime l’élargissement de tes hanches qui te donnent cette courbe très pure de l’amande, courbe des mains jointes, pouce contre pouce, index contre index, forme exacte de féminité immémoriale, forme de la fertilité. Tu es fertile, le verbe pousse tout autour de toi ; j’entends le temps glisser en toi, mon cœur, le temps sans début ni fin, comme le sang, comme le fleuve, comme le verbe qui nous traverse.
Que tu aies mon âge, mon cœur, exactement mon âge, fait partie de l’amour que j’ai pour toi. Les hommes de mon âge s’efforcent de rêver à quelque chose qui n’a pas d’existence, ils rêvent d’un point immobile dans le cours du temps, un caillou posé dans le fleuve, une pierre qui dépasserait et serait toujours sèche, et qui ne bougerait pas, jamais. Les hommes de mon âge rêvent de coagulation et de mort, que tout s’arrête enfin, ils rêvent de femmes très jeunes sans aucune marque du temps et qui auraient toute l’éternité devant elles. Mais l’éternité ne bouge pas.
Tu n’imagines pas ce qu’avec toi je possède. Ces ridules au coin de tes yeux que parfois tu regrettes, que tu envisages de cacher et qu’aussitôt j’embrasse, m’offrent la durée tout entière. Je le dois à Salagnon. Je lui suis reconnaissant de m’avoir rendu le temps tout entier, de m’avoir enseigné — sans qu’il le sache peut-être, mais il me l’a montré — comment le saisir, comment me glisser en lui sans le troubler, et flotter en paix sur sa surface irréversible ; au même rythme, exactement au même rythme. Le mystère, dis-je à ton oreille, le mystère, dis-je tout doucement, moi couché contre toi, le mystère est que je n’ai pas eu à me battre pour t’atteindre. Les trésors sont gardés, mais toi je t’ai trouvée sans me battre. « Parce que je t’attendais », soufflas-tu. Et cette réponse-là m’expliquait tout ; elle me suffisait.
Je l’emmenais au cinéma ; je tiens beaucoup au cinéma. Parmi tous les modes de narration, c’est celui qui montre le plus, c’est celui auquel on accède le plus facilement car il s’agit juste de voir ; c’est le plus répandu parmi nous. On voit les mêmes films, on les voit ensemble, les récits du cinéma sont partagés entre tous.
Je l’emmenais au cinéma en la tenant par la main, nous nous asseyions dans les gros fauteuils rouges et nous levions les yeux ensemble, vers ces visages immenses et lumineux qui parlaient pour nous. On se tait dans la salle de cinéma. Le cinéma raconte des histoires fausses qui se déroulent en pleine lumière, devant nous assis bougeant à peine, silhouettes obscures alignées, bouches bées devant ces grands visages éclairés, beaucoup plus grands, et qui parlent.
Les histoires captivent, mais il en est trop, on les oublie au fur et à mesure. Cela ne sert de rien que d’en accumuler encore, on peut se demander pourquoi on se presse, pourquoi on vient voir, encore et encore, des histoires fausses. Mais par ailleurs le cinéma est un procédé d’enregistrement.
La caméra dont on se sert, la petite chambre, capte et garde dans son intérieur l’image de ce qui s’est déroulé devant elle. Dans le cinéma du XXe siècle on devait arranger les lieux, et faire jouer des gens dans la petite chambre. Ce que l’on filmait, travesti de fiction, avait existé. Alors nous dans la salle, les yeux grands ouverts et levés, la bouche muette, nous voyions devant nous en grand, en pleine lumière, parler les morts dans leur éternelle jeunesse, réapparaître intacts les lieux disparus, se dresser à nouveau les villes maintenant détruites, et certains visages murmurer leur amour à d’autres visages dont il ne reste que poussière.
Le cinéma changera, il deviendra une région mineure du dessin animé, n’aura plus besoin d’aucun lieu réel ni d’aucun visage vivant, on peindra directement sur l’écran, l’histoire même se déroulera sur l’écran, mais alors elle ne nous concernera plus. J’ai aimé passionnément ce balbutiement des techniques, cette machine à histoires qui fut contemporaine des trains à vapeur, des moteurs à explosion, des téléphones à fils, cette machine physique qui imposait de faire jouer des gens en des lieux ; et ceci que nous voyions sur l’écran illuminé, seule lumière dans la salle obscure à part nos yeux brillants alignés, à part la boîte verte qui indique la direction des issues de secours, ceci que nous voyions avait eu lieu vraiment. L’écran que nous regardions sans rien dire était une fenêtre sur le passé disparu, une fenêtre ouverte dans le mur du temps qui se refermait ensuite quand la lumière dans la salle revenait. Penchés à la fenêtre, interdits de sortir, assis sur ordre et en ligne dans l’obscurité, nous regardions sans le comprendre le paseo des morts.
Je l’emmenais, elle me faisait confiance pour choisir, j’avais tant vécu devant la lanterne magique que je savais bien ce qui nous procurerait le plus de bonheur. Alors j’allai voir avec elle La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo.
Ce film était une légende car personne ne l’avait vu. On l’avait interdit, on en parlait à mi-mots, il était une légende de gauche. « Un film magnifique, disait-on. Magnifique par les gens, les acteurs qui sont parfois les vrais protagonistes… Il n’y a presque pas de reconstitution… On a vraiment l’impression d’y être… C’est un grand film, qui a été interdit longtemps… en France, bien entendu », disait-on.
Quand il fut enfin visible, je désirais l’emmener, je le lui expliquai. « Le vieux type que je vois, il m’apprend à peindre. En échange il me parle de la guerre. — Laquelle ? — Celle qui a duré vingt ans. Il l’a vue de bout en bout, alors je voudrais moi aussi voir ce film dont on parle ; je voudrais voir ce que l’on a filmé, pour comprendre ce qu’il me dit. »
Nous vîmes enfin cette légende de gauche, ce film interdit longtemps, scénarisé par le chef de la zone autonome d’Alger, qui jouait son propre rôle. Je le vis, et je fus étonné que l’on ait cru devoir l’interdire. On la sait bien, la violence. On sait bien que quand Faulques et Graziani disaient obtenir des informations par une paire de claques, c’était faux. On sait bien que « paire de claques » était une métonymie, la part visible que l’on peut admettre de la masse obscure des sévices dont on ne dira rien. On le sait. Le film l’évoque mais ne s’y attarde pas. La torture est une technique fastidieuse, longue, qui ne convient pas au cinéma. Les paras interrogent les suspects : ils travaillent. Ils chassent l’information dans le corps où elle est cachée, sans sadisme ni racisme ; le film ne montre aucun débordement. Ils traquent les membres du FLN, ils les trouvent, ils les arrêtent ou les tuent. Ces techniciens militaires n’éprouvent pas de haine, leur professionnalisme peut faire peur, mais ils font la guerre, et ils tâchent de la gagner ; à la fin ils la perdent.
Les Algériens, eux, ont la noblesse d’un peuple soviétique ; chacun dans le film est un exemplum marxiste, que le cinéaste filme à la façon d’un statuaire. Il montre les figures du peuple en gros plans au milieu des scènes de rue, individus sans nom au milieu d’une foule de leurs semblables, joyeux quand il le faut, en colère quand il le faut, toujours dignes, et chacun des portraits indique ce qu’il convient de ressentir à leur apparition.