Le film est d’une clarté admirable. Les héros algériens meurent, mais le peuple anonyme les remplacera ; l’agitation de la rue est irrépressible, les techniciens de la guerre ne peuvent rien contre le sens de l’Histoire. On montrera le film à tous les petits Algériens, ils apprendront leur geste héroïque, ils seront fiers d’appartenir à ce peuple obstiné, ils souhaiteront ressembler à ces beaux portraits immobiles tirés de la foule, dans ce noir et blanc grenu des fictions de gauche qui voudraient passer pour des documentaires. Le colonel Mathieu — on reconnaît bien de qui il s’agit — est remarquable d’intelligence. Sans haine il conçoit et exécute un plan parfait. Yacef Saadi est prodigieux d’héroïsme bravache. Ali La Pointe, le tueur, a le romantisme du lumpenprolétariat, et il meurt à la fin car on ne saurait quoi en faire : il est provisoire. Tout est bien ficelé, tout est clair, rien n’est dans l’ombre. J’ai bien compris ce film. Personne n’est mauvais, il est juste un sens à l’Histoire auquel on ne s’oppose pas. Je ne comprenais pas que l’on ait cru devoir l’interdire. Ce fut tellement plus sordide.
Cela fut bien plus sordide que le film n’ose se montrer, le FLN coupait des nez et des lèvres et des couilles au sécateur, les parachutistes électrocutaient des types englués dans leur merde, les pieds baignant dans leur pisse. Tout le monde y avait droit, les coupables, les suspects, les innocents. Mais il n’y avait pas d’innocents, il n’y avait que des actes. Le moulin broyeur hachait les gens sans leur demander leur nom. On tuait machinalement, on mourait par hasard. La race, cette affectation approximative à un groupe, lue sur les visages, faisait mourir. On trahissait, on liquidait, on ne savait pas vraiment qui appartenait à quoi, on assassinait sur la foi de ressemblances, la duplicité était le moteur inépuisable qui mouvait la guerre, moteur à explosion, moteur électrique, associé à une violence que l’on essaiera de ne pas décrire.
Mais oublions. C’est la paix des braves maintenant, Trinquier le paranoïaque et Saadi l’histrion peuvent bavarder à la télévision. Le peuple uni ne sera jamais vaincu. Tout est clair dans La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Mais il me paraissait étrange, ce film simple. Quelque chose d’invisible dans les lieux qu’il montrait me laissait une inquiétude que je ne comprenais pas. Je savais qu’il avait été tourné dans Alger même, avec les gens qui vivent là, ceux que l’on appelle maintenant les Algériens, alors que ce nom auparavant en désignait d’autres. Les lieux me paraissaient vides. Les Européens étaient à leur balcon comme des marionnettes sur un castelet. Le stade que l’on voit lors d’un attentat était cadré serré, comme dans un film historique où l’on évite les lignes électriques ou le passage des avions. Une Jeep pleine de soldats filait dans une rue vide, portes fermées, boutiques fermées, avec quelques Européens au balcon posés comme des géraniums, très peu, et tout raides. Le décor de ce récit bien clair me procurait un trouble dont j’avais à peine conscience. Je n’y pensais pas vraiment ; et à la fin je vis les chars.
De chars, il n’y en avait qu’un, entouré de gardes mobiles dans le virage au-dessous de Climat de France. Tout seul il figurait les chars, qui sont dans le légendaire de gauche la figure du maintien de l’ordre, la figure de l’écrasement du peuple. Dans les dernières scènes de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, on voit l’appareil répressif de l’État préfasciste français tenter de mettre au pas le peuple algérien — je n’ajoute pas « progressiste » à « peuple », ce serait pléonastique — et malgré toutes ses ressources techniques n’y point parvenir. La vitalité populaire avait raison de l’outil répressif. Sous les murs de Climat de France, entre des gardes mobiles vêtus de noir apparaissait un char. J’éclatai de rire.
Je fus le seul à rire, et tout contre moi elle fut étonnée, mais je pressai sa main avec tant d’amour qu’elle sourit à son tour et se serra un peu plus contre moi.
Je connaissais ce char qui venait d’apparaître dans le virage en dessous de Climat de France. J’avais lu, enfant, l’Encyclopédie Larousse, la version illustrée de planches en couleurs, et j’aimais plus que tout la page Uniformes, la page Avions, la page Blindés. Ce char à l’écran n’était pas français mais russe. Il s’appelait ISU 122, char lourd chasseur de chars. On le reconnaît à son canon bas, inséré dans une tourelle fixe qui lui fait deux épaules renfrognées, et aux bidons à l’arrière, qui contiennent je ne sais quoi, peut-être rien. Je m’y connaissais en blindés, j’en avais couvert les marges de mes cahiers d’école, j’avais dessiné celui-là avec son canon bas et ses bidons arrière. Pontecorvo avait tourné sur place, à Alger, avec les gens mêmes qui avaient vécu cela. Dans le légendaire de gauche c’était bien là une preuve d’authenticité. Mais tourner à Alger en 1965 un film qui se déroule en 1956 est un mensonge. En 1965, la ville de 1956 n’existait plus. Comment trouver des Européens à Alger en 1965 ? Il fallait les faire revenir d’on ne sait où, les placer sur les balcons comme autant des plantes en pots, et cadrer serré le stade qu’ils ne pouvaient remplir. Comment tourner en 1965 dans la ville européenne d’Alger sinon en la vidant de ses nouveaux habitants, en refermant les boutiques laissées en 1962, et en espérant que cela ne se remarque pas, en barrant ses rues pour que la foule des nouveaux habitants n’y apparaisse pas ? Comment trouver des parachutistes et des gardes mobiles en 1965 sinon en déguisant des militaires et des policiers algériens ? Comment trouver un char français à Alger en 1965 sinon en utilisant un char de l’ALN, fourni par l’URSS, et en espérant que personne ne le reconnaisse ? Il en était beaucoup de ces chars dans les rues d’Alger en 1965, puisque l’ALN prenait le pouvoir. L’armée était là avec ses troupes régulières et ses chars, il suffisait qu’ils se déguisent pour tourner. Pontecorvo était à Alger en 1965, cinéaste officiel du coup d’État. Il était un sale type, les cinéphiles le savaient. Il avait quelques années auparavant déclenché un travelling dans un autre film, et c’était une question de morale. Il avait décidé un travelling qui démarrait au moment où une jeune femme dans un camp de concentration se suicidait, elle se jetait sur les barbelés, et au moment du choc, au moment de sa mort fictive sur les barbelés fictivement électrifiés, il lançait le travelling pour la recadrer, pour en faire un tableau de la souffrance. Passe encore que l’acte soit improbable selon les déportés eux-mêmes ; mais il est des règles morales au cinéma. L’homme qui décide de recadrer un cadavre en contre-plongée n’a droit qu’au plus profond mépris.
Au moment même du coup d’État Pontecorvo mettait l’Histoire en boîte, il offrait à la République militaire algérienne le fondement de son mythe. La Bataille d’Alger est exactement le film officiel des accords d’Évian : l’accord entre les deux appareils politico-militaires, celui qui part, celui qui le remplace. Voilà pourquoi les parachutistes dans ce film sont de bonne compagnie. Saadi le déchiqueteur de passants et Trinquier l’électrocuteur général signent la paix des braves. Dans une mêlée confuse où tant d’adversaires furent aux prises, trois, six, douze, seuls ces deux-là gardent à la fin la parole. Ils se partagent le butin, et font disparaître les autres. Voilà quel était mon trouble, je le comprenais enfin : la ville européenne d’Alger était vide, trop vide pour une ville méditerranéenne. Elle venait d’être vidée. Ceux qui l’habitaient venaient d’être effacés.