Trinquier et Saadi peuvent bavarder en vieux camarades, ils se mettent d’accord pour n’évoquer qu’un seul peuple algérien, un peuple uni, radieux de son identité retrouvée, qui n’existe pas ; ils se mettent d’accord pour ne rien dire d’un peuple pied-noir évacué en quelques semaines. Ceux-là gênaient, leur existence même était une gêne ; on leur dénia le droit à l’Histoire. Quand les empires se transforment en nations, il faut effacer ceux dont on ne peut inventer l’appartenance.
Voilà donc les seuls méchants du film, ceux qui n’ont droit à aucun portrait, ceux que l’on ne voit que de loin, qui ne sont que braillards, racistes et mesquins, lyncheurs d’enfants, lyncheurs de vieillards, cabots jappant et lâches qui n’auront plus droit à l’existence. Ils ont tort d’être, le film insiste, l’Histoire les laisse sur ses berges, en cadavres abandonnés déjà pourrissants. Le char qui monte à Climat de France clôt l’Histoire, et son déguisement montre ce qui se passe. Le char faux français mais vrai soviétique, entouré de figurants déguisés en Français qui sont de vrais militaires algériens, réprime de véritables Algériens qui jouent des Algériens. Mais eux sont les vrais réprimés. Dans les rues alentour sont garés les chars de l’ALN, qui contrôlent la capitale et prennent le pouvoir. Cette image, le char dans le virage sous Climat de France, on pourrait l’afficher, photogramme agrandi, et ce serait un tableau : Tombeau pour le peuple algérien tout entier. Peuple algérien disparu pour une part, réprimé pour l’autre part, deux fois sur la même image. L’armée des frontières s’emparait du pouvoir, Gillo Pontecorvo tournait La Bataille d’Alger dans Alger vidé, ils écrivaient l’Histoire. Dans cette guerre qui divisait jusqu’à l’intérieur des individus, dont la trahison infinie fut le moteur, deux parties parlèrent clairement pour tous, l’une pour la France, l’autre pour l’Algérie. Et c’est là mentir.
Le cinéma est une fiction ; il est par ailleurs un procédé d’enregistrement. Le char avait été là, les rues vides avaient été là, la nuée de figurants déguisés avait été là : le réel s’était fixé sur la pellicule et restait. Quand l’écran s’éteignit et que la salle bourdonnante se ralluma, quand les lumières se furent inversées, je me levai d’un coup, raide et furieux, et elle s’inquiéta de ma colère dont elle ne comprenait pas la cause. J’aurais voulu lui expliquer pourquoi une image m’agitait ainsi, mais je ne savais pas comment le dire en quelques mots. Il aurait fallu commencer par le Grand Larousse illustré, expliquer pourquoi je m’y connaissais en chars par goût de petit garçon, et lui redire toute la vie de Salagnon comme il me l’avait racontée, et comme je l’avais comprise, et lui dire ce que nous vivons ici depuis quarante ans. Les gens quittaient la salle d’un air pénétré, ils avaient le sentiment d’avoir enfin vu un film interdit, qui disait le vrai puisqu’on avait tenté de le cacher. Personne sans doute dans cette salle ne voyait le mensonge sur l’écran, car personne sans doute ne connaissait les chars.
Elle m’accompagnait, silencieuse et confiante. Nous sortîmes du cinéma, nous fûmes dans le vacarme de l’après-midi, dans la rue piétonne et sa chaleur, où la foule allait dans les deux sens. « Je t’emmène à Voracieux, lui dis-je. Tu verras cet homme qui m’apprend à peindre. » Nous prîmes le métro jusqu’au bout de la ligne, puis le bus. Elle était assise contre moi, la tête sur mon épaule, interrogative mais sans rien demander. « Il m’apprend à essayer de te peindre, dis-je alors que nous roulions entre les tours. Je n’y arrive pas très bien mais je ne désire rien de plus fort. » Elle m’embrassa doucement. Je pensais à l’horrible image qui verrouillait ce film, qui le faisait choir d’un coup dans le mensonge alors que chaque détail était vrai, cette image du char sous Climat de France comme un lapsus qui montre en voulant cacher, qui tente de dire ce que l’on estime vrai mais manifeste ce qui est vraiment, par l’obstination d’un détail impossible à cacher.
Quand nous fûmes assis dans son salon si laid, je m’en ouvris à Salagnon. Il rit.
« Mais je sais bien ce que tu dis. Je vis avec une pied-noir depuis si longtemps ».
Et très doucement il caressa la joue d’Eurydice assise contre lui, qui lui sourit d’un sourire si doux que toutes les ridules qui marquaient sa peau de soie froissée s’évanouirent. Il ne resta que son visage si beau, éclatant. Elle n’eut d’autre âge que celui de son sourire : quelques secondes.
« Cela ne se voit pas, ce que vous avez vécu. Il n’en reste aucune trace. »
J’englobais d’un grand geste cette décoration impersonnelle qui nous entourait d’une façon oppressante.
« C’est l’absence de traces qui est la trace.
— Arrêtez avec vos propos chinois. Ce sont des trompe-l’œil pour faire croire à des profondeurs. Parlez vraiment.
— Il devrait y avoir des traces, mais il n’y en a pas. J’ai ramené Eurydice. Si je veux qu’elle reste à mon côté, il faut que nous ne nous retournions pas ; jamais. Sinon elle disparaîtrait dans le trou d’amertume qu’ont laissé les pieds-noirs en partant. Je ne dois pas me retourner, juste la sortir de l’enfer, et rester avec elle ; ne plus jamais parler d’avant.
— Qu’avez-vous fait, depuis ; depuis que vous êtes là ensemble ?
— Rien. Tu ne t’es jamais demandé ce que font l’homme et la femme qui se sont rencontrés pendant un film d’action ? Ce qu’ils font, après le film ? Eh bien, rien. Le film s’arrête, la lumière s’éteint, on rentre à la maison. J’ai fait un petit jardin, que tu as vu, où il ne pousse pas grand-chose.
— Vous n’avez pas eu d’enfant ?
— Aucun. Quand on a vécu ceci, soit on en a beaucoup, et on ne pense qu’à eux, soit on n’en a pas, et on ne pense qu’à nous. Nous nous aimions assez, je crois, pour ne penser qu’à nous. »
Ils se turent tous les deux ; ils se taisaient ensemble, et cela était plus intime encore que de parler ensemble. Je ne les interrompis pas.
Par la porte ouverte je voyais un couloir, et au bout, sur le mur, un couteau pendu à un clou oscillait, à je ne sais quel courant d’air car je ne sentais rien, les fenêtres étaient closes. Sa gaine de cuir tout usée émettait une lueur rouge sombre, la couleur du cuir brut à peine teint, la couleur du soir qui maintenant tombait autour de nous, la couleur d’une lame gonflée de rouille ; la couleur d’un encroûtement de sang, qui entourerait la lame et la dissimulerait entièrement. On ne voyait pas la lame, gainée de cuir, gainée de rouille, gainée de sang séché, on voyait une émanation rougeâtre qui oscillait au bout d’un lien suspendu à un clou. Le sang bouge de lui-même, inlassablement, il émet une sombre lueur, une chaleur douce qui nous maintient en vie.
« La peinture m’a aidé, dit-il enfin, aidé à ne pas me retourner. Pour peindre, je dois être là, rien d’autre ; grâce à la peinture ma vie se contente d’une feuille. Je peux te donner l’art du pinceau si tu viens encore me voir, c’est un art modeste, juste à la mesure de ce que peuvent les mains, une touffe de poils serrés, une goutte d’eau. L’art du pinceau, si tu le pratiques pour ce qu’il est, te permet de vivre sans orgueil. Il te permet juste de t’assurer que tout est là, devant toi, et que tu as bien vu. Le monde existe et c’est bien comme ça, même s’il est d’une cruauté que l’on n’imaginait pas, et d’une grande indifférence. »
Il se tut encore. Je ne l’interrompis pas. Je n’entendais plus que nos respirations, la mienne, la sienne, et la respiration des deux vieillards assis devant nous, cet homme grand et maigre et cette femme à la peau finement fripée, leur respiration un peu sifflante, un peu grumeleuse, irrégulière d’être tant passée par leurs bronches usées, polies par des années de souffle. Assise à côté de moi, mon cœur, elle n’avait pas dit un mot. Elle avait regardé Salagnon sans rien perdre de ce qu’il disait, elle fixait sans détourner les yeux le vieillard qui m’apprenait ce dont j’ignorais tout, et qui en échange m’enseignait un art dont je voulais me servir avec elle. La lumière du soir passait par la fenêtre voilée de mousseline. Ses cheveux touffus parsemés de blanc l’auréolaient de duvet de cygne. Ses lèvres fermes brillaient d’un rouge profond, ses yeux diffusaient une lueur que je croyais violette, trois taches couleur de sang au cœur d’un nuage de plumes. Je ne savais ce que tu pensais alors, mon cœur ; mais si tu avais su ce que je pensais à l’instant, nous tous immobiles, si tu avais su ce que je pensais de toi sans interruption, tu serais venue te blottir dans mes bras et tu y serais restée toujours. J’étais sûr que par la porte ouverte, au bout de ce couloir, le couteau pendu à un clou, dans sa gaine, bougeait.