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Salagnon changea de position avec une grimace. Il étendit sa jambe.

« La hanche, murmura-t-il. La hanche me fait souffrir à certains moments. Je ne sens rien pendant des années, et puis cela revient. »

Je voudrais le lui demander, ce qui exactement le fait souffrir. Peut-être, si je demandais à cet homme quel est son tourment, le guérirais-je de sa blessure. Le cœur battant je m’avançai sur mon fauteuil de velours rêche, inconfortable et terne. Elle me regardait, mon cœur, elle sentait que j’allais lui parler, elle me soutenait de ses yeux, de ses lèvres, de ces trois lueurs intenses, rouges, auréolées d’un duvet de cygne. Je m’avançai, mais je baissai les yeux, et je pris machinalement un petit objet lourd qui traînait sur la table basse. Je l’avais toujours vu à la même place, dans une coupelle, ce qui n’étonnait pas car chez Salagnon tout était comme vissé, avec une science de la déco que l’on ne voit que dans les catalogues ou les séries télé. Cet objet dense, je l’avais toujours vu, je ne m’étais jamais demandé ce que c’était, car ce qui est toujours là on ne le voit pas. Je m’étais avancé en hésitant jusqu’au bord de mon fauteuil, il était à portée de main juste devant moi, je l’avais pris. Il pesait, ramassé et métallique, fait de pièces refermées dans un manche de bakélite. Je n’avais jamais su ce que c’était. Ce soir-là j’osai lui demander :

« Qu’est-ce que c’est, cet objet toujours là ? Un couteau suisse ? Un souvenir ? Alors que vous ne gardez rien ?

— Ouvre-le. »

Je dépliai les pièces de métal avec un peu de peine. Elles pivotaient sur leur axe grippé, une lame courte et tranchante, banale, et une pointe de section carrée, longue comme le doigt, bien solide.

« C’est bien un couteau suisse, dis-je. Mais sans ouvre-boîte, sans lame à tartiner, sans tournevis. Vous vous en servez pour quoi ? Pour ramasser les champignons ? »

Il sourit avec bonheur.

« Tu ne sais pas ce que c’est ?

— Non.

— Tu n’as jamais rien vu de semblable ?

— Jamais.

— C’est un couteau à énuquer ; pour tuer quelqu’un en silence, en lui enfonçant la pointe dans le petit creux de la nuque, juste sous le crâne. Avec une main ferme cela rentre sans peine. L’autre main lui tient la bouche, il meurt instantanément, sans que personne ne s’en aperçoive. Ce couteau a été conçu dans ce but, il ne peut servir qu’à ça, tuer les sentinelles sans qu’elles crient. J’ai appris à m’en servir, j’ai formé d’autres à s’en servir, nous le portions replié dans une poche quand nous étions dans la jungle. Celui-là c’est le mien. »

Je reposai l’objet sur la table, sans le heurter, n’osant pas le refermer.

« Je suis heureux que tu ne le reconnaisses pas.

— Je ne savais même pas que cela existait.

— Nous avions des outils pour la guerre. Je viens d’un monde dont on n’a plus idée. On se tuait au couteau, on s’éclaboussait du sang des autres, on s’essuyait machinalement. Maintenant quand ça saigne, c’est soi ; on ne touche plus au sang des autres. On ne s’approche plus, on broie à distance, on utilise des machines. C’est fini, ce métier où l’on sentait l’odeur de l’autre, et la chaleur de l’autre, et la peur de l’autre se mêler à notre peur au moment de le tuer. Je vois maintenant des publicités pour l’armée. On peut s’engager, faire carrière, c’est un métier qui vise à protéger les gens, sauver des vies, se dépasser soi-même. Nous, nous ne sauvions d’autres vies que les nôtres ; nous protégions quand nous le pouvions, et nous essayions juste de courir plus vite que la mort. Je peux enfin disparaître si tu ne reconnais pas les outils de la guerre. Tu n’imagines pas combien ton ignorance me fait plaisir. »

Je contemplais l’objet ouvert sur la table ; je savais maintenant son usage simple, suggéré par sa forme.

« Mon ignorance vous fait plaisir ?

— Oui. Elle me soulage, comme si la prophétie de mon oncle s’accomplissait : nous allons pouvoir en finir. La dernière fois que je l’ai vu, c’était en prison. Cela a duré quelques minutes, on m’avait fait entrer dans sa cellule, on nous a laissés seuls, on ne m’a pas regardé en face au moment de tourner les clés et de pousser les portes. Il était condamné à mort, à l’isolement, mais il y avait la loi et il y avait la fidélité. On m’a fait entrer pour que je le voie une dernière fois, on m’a dit de faire vite et de ne jamais rien dire. Il regrettait de ne plus avoir avec lui son exemplaire de l’Odyssée. Il savait le poème par cœur à ce moment-là, il en avait enfin fini avec la tâche de l’apprendre, mais il aurait voulu le sentir à portée de main, comme pendant les vingt ans qui venaient de s’achever. Là, à la prison, nous n’avions pas grand-chose à dire sur les événements, un haussement d’épaules suffisait à exprimer l’effondrement de tout, ou bien il aurait fallu une vie entière de récriminations ; alors il m’a parlé de l’Odyssée, et de sa fin. À la fin, Ulysse et Pénélope ont le “bonheur de retrouver leur couche et ses droits d’autrefois”. Et, lorsqu’ils ont joui des plaisirs de l’amour, ils s’adonnent aux plaisirs de la parole. Mais cela ne s’achève pas ainsi. Ulysse doit repartir avec sur l’épaule la rame bien polie d’un navire. Quand il parviendra dans un lieu où on lui demandera pourquoi il a sur l’épaule une pelle à grains, quand il sera assez loin pour qu’on n’ait plus idée de ce qu’est la rame d’un navire, il pourra s’arrêter, planter la rame dans le sol comme un arbre, et rentrer chez lui mourir de vieillesse, paisiblement.

« Mon oncle s’attristait de ne pas connaître cette fin d’apaisement et d’oubli, quand les outils ne seraient plus reconnus. À ce moment-là, tout le monde tuait tout le monde. Tout le monde avait appris à tuer et s’attendait à l’être. Les armes circulaient dans Alger, tout le monde en avait, tout le monde s’en servait. Alger était un chaos, un labyrinthe de sang, on s’entretuait dans les rues, dans les appartements, on torturait dans les caves, on jetait des cadavres à la mer, on les enterrait dans les jardins. Et tous ceux qui fuyaient en France apportaient des armes dans leurs pauvres bagages, emportaient le souvenir terrifié de toutes les armes qu’ils avaient vues. Ils les reconnaîtraient leur vie durant, ils n’oublieraient rien, cela ferait autour de leur cœur une cage trop étroite qui l’empêcherait de battre. Nous ne retrouverons la paix que quand tout le monde aura oublié cette guerre de vingt ans où l’on enseignait le piège, le meurtre, et la douleur infligée, comme autant de techniques de bricolage. Mon oncle savait qu’il ne connaîtrait pas cette paix, il n’en aurait pas le temps. Il avait fini d’apprendre son livre, et il savait que c’était la fin. Nous nous sommes dit adieu et je suis sorti de sa cellule, on a fermé la porte et on m’a raccompagné sans me regarder.