« Mon oncle a été fusillé le lendemain pour haute trahison, complot contre la République, tentative d’assassinat du chef de l’État. Tentative, a-t-on précisé, car ils l’ont raté, ils ont tout raté. Je m’étonne encore que des types aussi efficaces en d’autres circonstances aient pu agir avec un tel amateurisme. Dans cette insurrection de la fin, la seule chose qu’ils ont su faire a été de tuer des gens au hasard. Ils n’ont su qu’augmenter la terreur générale, désigner des coupables plus ou moins au hasard et les flinguer ; ils se sont mêlés de politique et n’ont su accomplir que l’acte politique le plus primaire et le plus stupide, faire l’usage le plus imbécile de la force : le coup de pied au chien, la balle dans la tête du premier venu. Dans le désespoir de la fin on tuait des gens qui passaient par là. Ils ont obtenu l’ignominie, le gâchis, leur mort et celle des autres. On ne détourne pas le fleuve du temps en lui lançant des cailloux, on ne le ralentit même pas ; ils ne comprenaient plus rien. »
Il se redressa un peu, grimaça, tint sa hanche. Eurydice pleine de sollicitude passa sa main fine et tavelée sur sa cuisse. Il fallait que je lui demande maintenant. Il m’avait appris à peindre et raconté son histoire ; je connaissais les modulations de son souffle et le grain de sa voix. Il fallait que je lui demande quel était ce tourment qui le suivait partout, où qu’il aille, ce tourment qui lui vrillait la hanche depuis tant d’années, cette blessure persistante que personne ne veut plus connaître dans ce monde où lui ne vivait presque plus, et où moi je vivrais encore.
« Monsieur Salagnon, lui demandai-je enfin, vous avez torturé ? »
Elle me regardait, mon cœur, à côté de moi. Elle retenait son souffle. Au bout du couloir le couteau oscillait pendu à un clou, il luisait d’une couleur rouge qui pouvait être du cuir, la lumière du soir, ou du sang séché. Salomon me sourit. Qu’il sourie à ce moment-là était la pire réponse qu’il puisse faire. Tu frémissais à côté de moi, mon cœur, tes yeux, tes lèvres, trois taches dans une auréole de duvet de cygne.
« Ce n’est pas le pire que nous ayons fait.
— Mais quoi de pire ? » me récriai-je, d’un cri aigu.
Il haussa les épaules, il me parlait avec douceur, il était patient.
« Maintenant que cette guerre est finie, celle qui a duré vingt ans et a occupé ma vie, on ne parle plus que de la torture. On cherche à savoir si elle a existé, ou bien on la nie ; on cherche à savoir si l’on a exagéré, ou pas, on désigne qui l’aurait pratiquée, ou pas. On ne pense plus qu’à ça. Ce n’est pas le problème. Cela ne l’était pas.
— Je vous parle de torture ; et vous me dites que c’est un détail ?
— Je ne parle pas de détail. Je dis que ce n’est pas le pire que nous ayons fait.
— Mais alors, quoi ? quoi le pire ?
— Nous avons manqué à l’humanité. Nous l’avons séparée, alors qu’elle n’a aucune raison de l’être. Nous avons créé un monde où selon la forme du visage, selon la façon de prononcer le nom, selon la manière de moduler une langue qui nous était commune, on était sujet ou citoyen. Chacun consigné à sa place, cette place s’héritait, et elle se lisait sur les visages. Ce monde, nous avons accepté de le défendre, il n’y a pas de saloperie que nous n’ayons faite pour le maintenir. Du moment que nous avions admis l’immense violence de la conquête, faire ceci ou cela n’était plus que des états d’âme. Il ne fallait pas venir ; je suis venu. Nous nous sommes tous comportés comme des bouchers, nous tous, les douze adversaires dans cette atroce mêlée. Chacun était viande à maltraiter pour tous les autres, nous découpions, nous frappions avec n’importe quelle arme jusqu’à réduire les autres en charogne. Nous essayions parfois d’être chevaleresques, mais cela ne durait pas plus que d’en avoir l’idée. Que l’autre soit ignoble garantissait notre raison ; notre survie dépendait de notre séparation, et de leur abaissement. Alors nous détections les accents, nous riions des noms, nous placions les visages en catégories auxquelles nous affections des actes simples : arrestation, soupçon, liquidation. En gros, nous simplifiions : eux, et nous. »
Salagnon s’agitait. Il ne pouvait pas vraiment s’arrêter, parce que ce qu’il disait lui était apparu année après année, et il n’avait jamais eu personne à qui le dire. Non pas que l’on n’en dise rien, au contraire, cette guerre tout le monde la raconte, mais cela produit un vacarme de plaintes et de haines auquel on ne comprend rien. Les places de victimes et de bourreaux s’y échangent en permanence parmi les douze protagonistes de l’atroce mêlée, et dans le groupe social où j’ai grandi, on avait admis sans y regarder de près que Salagnon et ses semblables avaient été les pires. Le prétendu silence autour de la guerre de vingt ans fut un tohu-bohu, une ronde sans fin dont tout le monde se mêlait, et qui tournait, et qui évitait toujours le centre du problème. Si là-bas était chez nous, qui étaient ceux qui vivaient là-bas ? Et s’ils vivent ici, qui sont-ils maintenant ? Et nous, alors ?
Victorien et Eurydice, âgés de bien plus d’un siècle à eux deux, restaient serrés l’un contre l’autre, frêles et ridés, deux souvenirs du XXe siècle dont nous entendions, elle et moi, elle à côté de moi, la respiration un peu sifflante, courants d’air dans des papiers qui s’envolent.
« La pourriture coloniale nous rongeait. Nous nous sommes tous comportés de façon inhumaine car la situation était impossible. Il n’est que dans nos bandes armées que nous nous comportions avec un peu du respect que chacun doit à l’homme pour rester un homme. Nous nous serrions les coudes, il n’y avait plus d’humanité générale, simplement des camarades ou de la viande adverse. En prenant le pouvoir, nous voulions cela : organiser la France comme un camp de scouts, sur le modèle des compagnies sanglantes qui erraient dans la campagne en suivant leur capitaine. Nous imaginions une république de copains, qui serait féodale et fraternelle, et qui suivrait l’avis du plus digne. Cela nous paraissait égalitaire, souhaitable, exaltant, comme quand nous étions tous ensemble à nettoyer nos armes autour d’un feu dans la montagne. Nous étions naïfs et forts, nous prenions un pays entier pour une compagnie de garçons battant la campagne. Nous avions été l’honneur de la France en ces temps où l’honneur se mesurait à la capacité de meurtre, et je ne comprends pas exactement où tout a disparu.
« Nous étions des aigles ; mais tout le monde l’ignorait car nous étions vêtus de camouflage, à quatre pattes dans les buissons, ou couchés derrière des cailloux. Et nos adversaires n’étaient pas à notre hauteur. Non pas par leur courage, mais par leur aspect. Qu’ils nous vainquent, et on s’extasiait que de petits hommes pauvres puissent nous vaincre ; que nous les vainquions, et l’on se moquait de notre tableau de chasse trop facile, fait de petits hommes pauvres, mal habillés, mal armés, allongés côte à côte devant nous en uniforme. Nous étions des aigles, mais n’avons pas eu la chance d’être foudroyés comme l’aigle allemand, l’aigle de la Chancellerie qui bascule broyé sous les bombes, et s’écrase au sol. Nous avons été des aigles englués, comme des oiseaux de mer dont le plumage craint l’huile ; quand l’huile noire se répand sur l’eau, ils se rabougrissent, ils finissent d’une mort ignominieuse, où l’étouffement le dispute au ridicule. Le sang versé a coagulé, nous dedans ; cela nous donne un aspect atroce.
« Et pourtant, nous avons sauvé l’honneur. Nous nous sommes relevés, nous avons retrouvé la force dont nous avions manqué ; mais nous l’avons appliquée ensuite à des causes confuses, et finalement ignobles. Nous avions la force, nous l’avons perdue, nous ne savons pas exactement où. Le pays nous en garde rancune, cette guerre de vingt ans n’a fait que des perdants, qui s’invectivent à voix basse d’un ton fielleux. Nous ne savons plus qui nous sommes.