— Tu exagères, Victorien, dit Eurydice d’une toute petite voix. Ce n’était pas si mal, la vie là-bas. Les grands colons étaient rares, nous étions pour la plupart de petites gens. Nous nous croisions peu mais nous nous entendions bien. Nous vivions entre nous, et eux entre nous.
— Eurydice, l’interrompis-je, vous entendez ce que vous dites ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, rougit-elle.
— Mais si ! On dit toujours ce que l’on veut dire.
— On se trompe parfois. Les mots sortent tout seuls.
— C’est qu’ils étaient là ; comme une pierre sous le sable qui fait dévier la roue, et on sort de la route. Vous avez dit ce qui était, Eurydice : vous entre vous, et eux entre vous, tout le temps, jour et nuit, eux qui vous obsèdent et vous détruisent, qui détruisent votre vie par leur présence, car vous avez détruit leur vie, par votre présence, et ils n’ont plus nulle part où aller.
— Tu exagères. Nous nous entendions bien.
— Je sais. Tous les pieds-noirs le disent : ils s’entendaient bien avec leur femme de ménage. Je comprends ce que dit Victorien, maintenant : le drame de l’Algérie n’est pas la torture, mais de bien s’entendre ou non avec sa femme de ménage.
— Je ne l’aurais pas dit comme ça, dit-il amusé, mais c’est bien ce que je pense.
— On peut toujours débattre de la colonie, continuai-je, et cela pendant longtemps. On choisira un camp, ou l’autre, on se jettera à la tête les réalisations et les injustices, on équilibrera les travaux publics avec un décompte minutieux des violences. La conclusion que chacun en tirera sera la confirmation de sa première idée : l’échec tragique d’une bonne cause, ou l’ignominie persistante d’une faute originelle. À ceux qui récusent leur droit à l’existence, les habitants de la colonie répondent toujours qu’ils s’entendaient bien. Ils ne peuvent pas plus : la colonie permet au mieux de s’entendre avec sa femme de ménage, que l’on appelle par son prénom, ce qu’elle n’osera jamais faire à moins de le faire précéder de “madame”. Quand elle va bien, la colonie permet à des gens très humains, très respectueux, habités des meilleurs sentiments du monde, de regarder avec gentillesse un petit peuple coloré auquel ils ne se mélangent pas. La colonie permet juste un paternalisme affectueux, assuré par le plus simple des critères : la ressemblance héréditaire. Voilà à quoi l’on parvient quand tout le monde y met du sien : bien s’entendre avec sa femme de ménage, et les enfants l’adorent, mais on l’appellera toujours par son prénom.
« Comment vouliez-vous faire vivre trois départements français avec leur préfecture, leurs postes, leurs écoles, trois départements comme ici avec leurs monuments aux morts, leurs cafés remplis à l’heure de l’apéritif, leurs rues ombragées de platanes pour jouer aux boules, comment voulez-vous faire vivre ces trois départements avec dedans huit millions d’invisibles qui essaient de ne pas faire trop de bruit pour ne pas déranger ? Huit millions de bergers, de cireurs de chaussures, de femmes de ménage, qui n’ont pas de nom, et pas de lieu, huit millions de pharmaciens, d’avocats et d’étudiants aussi, mais qui n’ont pas davantage où aller, et qui seront les premiers à subir la violence quand il s’agira de bien séparer ce qui est nous de ce qui est eux. Camus, qui s’y connaissait, donne l’image parfaite de l’Arabe : il est toujours là dans le décor, sans rien dire. Quoi que l’on fasse on tombe dessus, il est là et finit par gêner ; il obsède comme une nuée de phosphènes dont on ne se débarrasse pas, il trouble la vision ; on finit par tirer. On est finalement condamné parce qu’on ne se repent pas, on chassait les phosphènes d’un geste de la main, mais l’opprobre général est un soulagement. On a fait ce que chacun désirait, et il faut payer maintenant, mais cela a été fait. La violence de la situation est telle qu’il faut des sacrifices humains réguliers pour apaiser la tension qui sinon nous détruirait tous.
— J’ai bien eu raison de te raconter ce que je t’ai raconté », dit Salagnon.
Eurydice me regardait avec un tremblement des lèvres. Elle voulait me répondre, mais ne savait pas exactement quoi. Ceci pouvait être une atteinte, encore une, à son droit d’être.
« Ne vous méprenez pas, Eurydice. Je vous connais à peine, mais je tiens à votre existence. Vous êtes là, et on a toujours raison d’être. Je trouve tragique que l’Algérie française ait disparue. Je ne dis pas “injuste”, ni “dommage”, mais “tragique”. Elle existait, fut créée, quelque chose fut créé où l’on vivait, et il n’en reste rien. Qu’elle fût fondée sur la violence, sur l’injustice de la séparation des races, sur un prix humain ignoble payé chaque jour, ne la diminue en rien, car l’être n’est pas une catégorie morale. L’Algérie française était ; elle n’est plus. C’est tragique pour un million de personnes effacées de l’Histoire sans avoir le droit de dire leur tristesse. C’est tragique pour soixante-quatorze députés qui se levèrent à l’Assemblée et sortirent pour n’y plus revenir car ils ne représentaient plus rien. C’est tragique pour le million d’Algériens qui vivaient en France, que l’on appelait Musulmans pour les différencier de ceux, Français, qui vivent en Algérie, et à qui on retira la nationalité française car un autre pays s’était créé au loin. La confusion des noms était totale. On renomma. Tout devint clair. Mais on ne savait plus de quoi on parlait. Et les jeunes gens d’ici, qui ressemblent à ceux de là-bas, à qui on n’accorde pas ici l’être plein et entier du fait d’un héritage confus, veulent qu’on les appelle musulmans, comme là-bas auparavant, mais sans majuscule ; cela leur donnerait une dignité en remplacement de celle qu’on leur refuse. La confusion est totale. La guerre est proche, elle nous soulagerait. La guerre soulage car elle est simple.
— Une simplicité que je ne souhaite plus, marmonna Salagnon.
— Alors il faut réécrire l’Histoire, l’écrire volontairement avant qu’elle ne se gribouille d’elle-même. On peut gloser sur de Gaulle, on peut débattre de ses talents d’écrivain, s’étonner de ses capacités de mentir-vrai quand il travestit ce qui gêne et passe sous silence ce qui dérange ; on peut sourire quand il compose avec l’Histoire au nom de valeurs plus hautes, au nom de valeurs romanesques, au nom de la construction de ses personnages, lui-même en premier lieu, on peut ; mais il a écrit. Son invention permettait de vivre. Nous pouvions être fiers d’être de ses personnages, il nous a composés dans ce but, être fiers d’avoir vécu ce qu’il a dit, même si nous soupçonnions qu’au-delà des pages qu’il nous assignait existait un autre monde. Il faut réécrire, maintenant, il faut agrandir le passé. À quoi bon remâcher quelques saisons des années quarante ? À quoi rime cette identité nationale catholique, cette identité de petites villes le dimanche ? À rien, plus rien, tout a disparu ; il faut agrandir.
« Nous nous sommes brisés en ne reconnaissant pas l’humanité pleine de ceux qui faisaient partie de nous. On a ri de n’avoir pas osé nommer “guerre” ce que l’on évoquait comme “les événements”. On a cru que parler de “guerre” marquerait la fin de l’hypocrisie. Mais dire “guerre” renvoie là-bas à l’étranger, alors que ces violences avaient bien lieu entre nous. Nous nous comprenions si bien ; on ne s’entretue bien qu’entre semblables.
« Les violences au sein de l’Empire nous ont brisés ; les contrôles maniaques aux frontières de la nation nous brisent encore. Nous avons inventé la nation universelle, concept un peu absurde mais merveilleux par son absurdité même, car des hommes nés à l’autre bout du monde pouvaient en faire partie. Qu’est-ce qu’être français ? Le désir de l’être, et la narration de ce désir en français, récit entier qui ne cache rien de ce qui fut, ni l’horreur, ni la vie qui advint quand même.