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— Le désir ? dit Salagnon. Cela suffirait ?

— Cela vous a bien suffi. Lui seul rapproche. Et tous les voiles noirs qui le cachent sont haïssables. »

Elle me regardait, mon cœur, alors que je parlais, je savais qu’elle me regardait pendant tout ce que je disais, alors quand j’eus fini, je me tournai lentement vers elle et je vis ces trois lueurs intenses dans un nuage de duvet de cygne, je vis ses yeux qui brillaient dans la lumière du soir, et ses lèvres pleines qui me souriaient. Je posai ma main sur la sienne qui venait à ma rencontre, et nos deux mains si bien appariées se serrèrent et se tinrent sans plus se lâcher.

Nous nous levâmes enfin, et nous saluâmes avec affection Victorien et Eurydice qui nous avaient accueillis chez eux, et nous partîmes. Ils nous accompagnèrent jusqu’à la porte, ils restèrent en haut des trois marches, sous la marquise de verre toute rouge de la lueur du soir. Pendant que nous traversions leur jardin sec où ne poussait pas grand-chose, tous les deux ils nous suivaient des yeux en souriant, son bras à lui passé par-dessus son épaule, et elle nichée contre lui, bien serrée. Au moment d’ouvrir le portail pour en sortir, je me retournai pour les saluer de la main, et je vis qu’Eurydice sur son épaule, souriante, pleurait de tout ce que nous avions dit.

Nous rentrâmes ; nous prîmes le bus vers l’ouest, nous traversâmes à nouveau Voracieux-les-Bredins, mais dans le bon sens, dans le sens de l’urbanité, vers la ville-centre. Le soleil en ses derniers instants plongeait au bout de l’avenue, dans l’alignement exact de la tranchée de ciment bondée de voitures, de camions et de bus, tous lents, tous puants, tous grondants, tous crachant leurs fumées, et ils vaporisaient un gros nuage de cuivre sale et chaud. Lyon n’est pas si grand mais nous sommes nombreux à vivre là, serrés, dans le chaudron urbain qui mijote, et dedans les courants humains se déplacent comme des coulées organiques, s’étalent dans les rues, s’enroulent autour des bouches de métro qui les aspirent en lents tourbillons infiniment plastiques. Nous avons de la chance de disposer d’un grand chaudron urbain où tout se mélange. Les gens montaient et descendaient du bus, ils empruntaient notre moyen de transport, et j’ose user du possessif seulement parce que nous y avions trouvé place quelques arrêts auparavant. Ils sont si nombreux, les gens, bien que Lyon ne soit pas très grand, nous sommes si serrés dans le bus qui brandigole dans l’avenue de cuivre sale, nous partageons le même plancher qui vibre, nous aspirons le même air chaud, épaule contre épaule, et en chacun d’entre nous, dans cette boîte en fer qui nous transporte, qui roule au pas sur l’avenue orientée vers le couchant, qui traverse lentement le nuage de cuivre éblouissant, en chacun d’entre nous vibre la langue en silence selon la tonalité propre au français. Chacun, je peux le comprendre sans effort, ce qu’il dit j’en saisis le sens avant même d’en identifier les mots. Nous sommes serrés les uns contre les autres et je les comprends tous.

Il faisait chaud dans le bus qui allait vers l’ouest, enveloppé des gaz que le soleil en ses derniers instants illuminait de cuivre rouge ; nous étions assis, mon cœur, car nous étions montés avant les autres, nous mijotions assis dans la gamelle de cuivre avec tous les autres qui montaient, descendaient, empruntaient comme nous le moyen de transport, nous étions tous dans le chaudron urbain posé là, aux bords du Rhône et de la Saône, nous avons de la chance qu’il soit posé là car en lui se crée la richesse, infinie richesse issue du chaudron magique, chaudron jamais vidé d’où il sort davantage que ce qu’on y met ; en lui tout se mélange, tout se recrée, nous nous mélangeons, la précieuse soupe mijote et change, toujours diverse, toujours riche, et la cuiller en bois qui la brasse est le vit. Le sexe nous rapproche et nous unit ; les voiles que l’on tend pour dissimuler cette vérité-là sont haïssables.

Ceci devrait suffire.

Je ne t’ai pas quittée des yeux de tout le trajet du retour ; je ne me lassais pas de la beauté de ton visage, de l’harmonie des courbes de ton corps. Tu le savais bien que je te regardais, et tu me laissais faire en affectant de suivre ce qui se déroulait par la fenêtre, avec un léger sourire sur tes lèvres rouges, frémissantes, toujours au bord de me parler, et ce sourire pendant que je te regardais était, dans le domaine des signes, l’équivalent de m’embrasser en permanence.

Quand nous fûmes dans le tunnel du métro les vitres qui ne donnaient sur rien se firent miroirs, et je me vis te voir, sur ce miroir noir où se détachaient ton parfait visage auréolé d’un blanc duvet de cygne, et tes yeux que je voyais violets, et ta bouche rouge source de bonheur, et la splendide arrogance de ton nez qui est le cadeau de la Méditerranée à la beauté universelle des femmes.

Quand nous fûmes chez elle elle me fit du thé, du thé vert qui sentait la menthe, très fort, très sucré, dense comme de l’essence, et cela brûla aussitôt dans mes veines. Je voulais être plus proche d’elle encore, je voulais la déshabiller et la peindre, et jouir avec elle et le montrer et narrer cela. Ensemble. Allongés chez elle sur des coussins qu’elle dispose sur un canapé bas, nous bûmes ce thé qui m’enflammait, nous parlâmes un long moment mais nos cœurs battaient trop fort pour que nous entendions bien ce que nous disions. Elle me raconta que dans les familles qui s’installent ici en venant d’ailleurs, les traces d’ailleurs disparaissent progressivement, par étapes. Le désir de rentrer se dissout, puis les gestes et les postures qui prenaient sens ailleurs, puis la langue ; pas tant les mots — les mots restent encore un peu comme autant de cailloux par terre, de débris au sol d’un grand bâtiment cassé dont on a perdu le plan —, pas tant les mots que la compréhension intime de la langue. À la fin, chez les enfants et petits-enfants de ceux-là qui s’installèrent ici, ne restent que des bouffées d’odeurs disparues, le goût de certaines musiques car on les entendait avant de savoir parler, certains prénoms qui peuvent être autant d’ici que de là-bas selon la façon dont on les prononce, et des préférences culinaires, certaines boissons à certains moments du jour, ou un grand plat de fête que l’on prépare rarement mais dont on parle beaucoup. Je buvais en l’écoutant ce thé qu’elle me faisait, qui sentait la menthe, qu’elle sucrait beaucoup, ce thé que je buvais brûlant comme une essence enflammée, un pétrole épais sur ma langue, et à sa surface dansaient des flammes, et des langues de feu coulaient jusqu’à mon cœur, consumaient mon âme, flambaient en mon esprit, brillaient sur ma peau, et elle, s’animant, brillait aussi. Nous brillions tous les deux car un peu de sueur nous enveloppait, une sueur odorante qui nous attirait, qui favoriserait nos mouvements, nous pourrions glisser, l’un contre l’autre, sans aucun heurt, sans aucune fatigue, indéfiniment.

Je posais ma main sur sa cuisse et la laissais ainsi, pour sentir sa chaleur, pour sentir la chaleur liquide circuler sous sa peau. Cela provoquait, sous la peau de l’extrémité de mes doigts, le fourmillement du désir d’elle et du désir de l’encre. Je ne sais pas s’il s’agit de sa peau, je ne sais pas s’il s’agit de mes doigts ; je ne sais pas davantage s’il s’agit d’un fourmillement, même s’il s’agit bien de l’encre. Mais un trouble physique m’agitait. Et quand au-dedans de moi j’hallucinais de la prendre dans mes bras, ou quand j’hallucinais de prendre entre mes doigts le pinceau chargé d’encre, mon trouble se calmait. La voir m’agitait ; penser à la prendre dans mes bras, ou la peindre, me calmait. Comme si devant elle j’étouffais de trop d’intensité, j’étouffais de trop de vie, comme si devant elle ma flamme étouffait de manquer d’air ; et quand dans ma pensée mes bras la serraient contre moi, quand dans ma pensée je commençais de la peindre, j’avais de l’air ; je respirais enfin ; je brûlais davantage. On peut trouver étrange que l’encre se mêle aux désirs ; mais la peinture n’est-ce pas cela, seulement cela ? Le désir, la matière et la vision mêlés, dans le corps de celui qui l’a faite, et dans le corps de celui qui la voit ?