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Peindre avec l’encre procure un sentiment particulier. L’encre diluée est trop fluide, le moindre geste l’influence, un souffle la trouble ; comme la respiration de celui qui boit froisse la surface de son bol. J’ai appris. J’utilise les colères que je ne parvenais pas à dire et qui faisaient de ma vie une suite d’accidents. Je peins avec maladresse mais avec force. Ce que je peins ne ressemble pas. Avec mes pauvres moyens, avec un liquide noir étalé au pinceau, ma peinture aurait bien du mal à imiter ce que je vois. Mais la peinture d’encre ne représente pas, elle est. Dans chacun de ses traits on aperçoit l’ombre de la chose peinte et aussi la trace du pinceau furieux qui l’a peinte. Dans la parole aussi la chose dite se confond avec la vibration de l’air que l’on produit. Ce qu’on entend n’a rien à voir, mais vraiment rien à voir, avec ce que l’on veut dire, mais aussitôt la chose dite apparaît. On n’explique pas un tel miracle, on passe les premières années de sa vie à le maîtriser, et le miracle revient toujours. Comme la parole, la peinture d’encre est verbe incarné, elle apparaît dans le temps de dire, selon ce rythme tremblant qu’ont les images mentales d’apparaître. La peinture d’encre apparaît dans le faisceau de la conscience, et elle montre, accordée aux battements permanents de nos cœurs.

Les Chinois qui justifient tout ont sûrement un mythe d’invention de la peinture ; sûrement, mais je ne vais pas me mettre à chercher. Il serait question d’un maître calligraphe, qui irait un matin dans la montagne ; il serait suivi de son serviteur qui porte tout, pose des questions idiotes, et recueille les réponses. Il s’installerait en un lieu agréable où l’on peut atteindre à de nobles pensées. Derrière lui s’élèverait la montagne, à son pied s’écoulerait un torrent brutal. Des pins s’accrocheraient au roc, un cerisier noterait le printemps, de vives orchidées tomberaient des branches, des bambous s’agiteraient dans un frottement de feuilles. Le serviteur aurait installé un paravent de soie autour de son maître, ils seraient au matin, le jour encore indécis, et dans l’air froid chacune des paroles du maître s’accompagnerait de volutes de buée. Au fil du pinceau il improviserait des poèmes à propos du vent, à propos des mouvements de l’air, des ondulations de l’herbe, des figures variables de l’eau. Il les dirait à haute voix au moment de les noter à l’encre, et la buée modulée par ses paroles irait se perdre derrière lui, absorbé par la soie du paravent qui le protège. Au soir il poserait son pinceau et se lèverait. Son serviteur rangerait tout, la théière, le coussin de méditation, le papier à écrire couvert de poèmes, la pierre à encre où il aurait broyé les nombreux bâtons noirs à la résine de pin. Dans son empressement d’homme simple, il trébucherait, renverserait la pierre à encre encore pleine et aspergerait les panneaux du paravent. Le tissu précieux boirait l’encre, avidement ; mais là où la buée des paroles aurait imprégné la soie, l’encre ne prendrait pas. Le serviteur confus ne saurait que faire, contemplant sans oser rien dire le paravent ruiné, attendant la réprimande. Mais le maître verrait. Les traînées d’encre brossées sur les panneaux de soie ménageraient des blancs subtils là où il aurait parlé, entre de grands éclaboussements noirs là où il s’était tu. Il en ressentirait une émotion si forte qu’il en tituberait. Une journée entière de pensées élevées seraient là, intactes, recueillies dans leur exactitude, préservées bien mieux que la calligraphie ne peut le faire. Alors il déchirerait tous les poèmes qu’il aurait écrits et jetterait les débris de papier dans le cours du torrent. Pourquoi écrire ? puisque la moindre pensée était là, montrée à tous dans son exactitude, sans qu’il soit besoin de lire. Il rentrerait avec le soir, apaisé, son serviteur à peine rassuré trottinant derrière lui en portant tout ce qui devait être porté.

La peinture d’encre tend à être la trace avant-dernière du souffle, l’ébranlement léger de l’air au moment du murmure, juste avant qu’il ne s’éteigne. Je veux ceci : garder mouvement de la parole avant qu’elle ne s’arrête, conserver trace du souffle au moment où il s’évanouit. L’encre me convient.

Je te sentais vibrante tout contre moi, mon cœur ; plus que tout je désirais te peindre ; plus que tout je désirais t’approcher, et entendre en toi, et résonner en moi, le battement constant de la présence.

Tu me laissas au matin, mon cœur, et tu me murmuras en m’embrassant que tu reviendrais bientôt, très bientôt, alors je restai chez toi à t’attendre. Tout seul chez toi, sans même m’habiller, j’allais d’une pièce à l’autre, ce n’était pas grand, une pièce où nous avions dormi et une pièce dont la fenêtre ouverte donnait sur la Saône ; j’allais de l’une à l’autre, je m’imprégnais de toi sans que tu sois là, je t’attendais avec la patience infinie de celui qui sait que tu viendras. Je passais du temps à la fenêtre, je regardais le pont qui traversait la rivière en trois arches, et quand l’eau si lisse de la Saône parvenait aux piles de pierre, sa surface s’en plissait paresseusement, comme plissent les draps d’un lit quand dessous quelqu’un dort. Je regardais les mouettes flotter sur la rivière, elles essayaient de dormir sur l’eau, et pour cela devaient se livrer à un lent manège pour ne pas disparaître au loin, ce qui montre bien l’impossibilité du repos quand le temps continue de couler. Elles se posent sur l’eau, replient leurs ailes, et le courant les emporte. Quand elles ont descendu plusieurs centaines de mètres au fil si lent de la Saône, en tournoyant comme des canards en plastique, elles s’ébrouent, elles s’envolent, elles remontent le courant sur les centaines de mètres qu’elles ont descendus, et elles se posent à nouveau, et s’écoulent à nouveau avec l’eau. Peut-être peuvent-elles dormir entre deux envols pour rattraper le temps. Elles ne flottent jamais deux fois sur la même eau, mais dorment toujours au même endroit. Je m’accoudais à la fenêtre, prenais le soleil du matin, regardais passer les mouettes et les gens dans la rue. Tu n’imagines pas ce qu’avec toi je possède. Le temps rétabli ; le flot qui à nouveau s’écoule.

Je vis une femme voilée de noir entrer dans l’immeuble ; je ne distinguai rien d’elle, sinon une ombre qui avance. Quelques minutes après elle sortit, elle disparut au coin de la rue. Elle revint avec un cabas chargé, que je ne l’avais pas vue emporter vide. Elle ressortit aussitôt ; mais sans le cabas. Elle portait un sac. Machinalement je regardai ses chaussures. Elle disparut au même coin de rue, d’où elle réapparut presque aussitôt, mais sans le sac ; elle entra dans l’immeuble. Je me penchai davantage pour la voir entrer.

« Quel trafic, hein ? »

Sur la façade à ma droite, un homme d’âge mûr en tricot de corps prenait le soleil du matin, accoudé aux balustres de fer forgé de sa fenêtre ouverte. Il regardait comme moi les mouettes sur la Saône et les gens dans la rue.

« En effet. Elle n’arrête pas.

— Elles n’arrêtent pas. Au pluriel, jeune homme, au pluriel. Elles sont plusieurs. Cette femme emballée qui s’agite depuis un moment, eh bien ce sont plusieurs femmes. Elles habitent dans le grand appartement du premier.

— Ensemble ? »

Il me regarda d’un air apitoyé. Il se pencha par-dessus sa balustrade de fer écaillé, pour me parler à mi-voix.

« Le type du premier, avec la barbe, il vit avec toutes. Il est polygame.