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La boutique est haïssable. Elle fut toujours ignoble, elle est maintenant ignominieuse. Le dire aussi clairement vint à Salagnon le soir après les cours, un de ces jours d’hiver où ces heures-là sont des nuits.

Rentrer chez lui n’est pas le moment que Salagnon préfère. Dans l’obscurité un froid épais monte du sol, on croit marcher dans l’eau. Rentrer à ces heures-là en hiver revient à s’enfoncer dans un lac, aller vers un sommeil qui ressemble à la noyade, à l’extinction par engourdissement. Rentrer, c’est renoncer à être parti, renoncer à cette journée-là comme début d’une vie. Rentrer, c’est froisser ce jour et le jeter comme un dessin raté.

Rentrer le soir, c’est jeter le jour, pense Salagnon dans les rues de la vieille ville, où les gros pavés mouillés luisent plus que les pauvres lampes, accrochées aux murs à de trop longs intervalles. À Lyon dans les rues anciennes il est impossible de croire à une continuité de la lumière.

Et puis il déteste cette maison, qui est pourtant la sienne, il déteste cette boutique à devanture de bois, avec derrière un entrepôt où son père entasse ce qu’il vend et dessus un entresol où habite la famille, mère, père et lui. Il la déteste car la boutique est haïssable ; et parce qu’il y rentre chaque soir et laisse donc à penser que c’est chez lui, sa maison, sa source personnelle de chaleur humaine, alors que ce n’est que l’endroit où il peut ôter ses chaussures. Mais il rentre chaque soir. La boutique est haïssable. Il se le répète, et entre.

La clochette grelotte, la tension monte aussitôt. Sa mère l’interpella avant qu’il ferme la porte.

« Enfin ! File aider ton père. Il est débordé. »

La clochette grelotta encore, entra un client avec une bouffée de froid. Sa mère dans un réflexe étonnant se retourna et sourit. Elle a cette vivacité des messieurs qui croisent une jeune femme aux formes intéressantes : un mouvement qui précède toute pensée, une rotation du cou déclenchée par la clochette. Son sourire est parfaitement imité. « Monsieur ? » Elle est une belle femme au port élégant, qui toise la clientèle d’un air que l’on s’accorde à trouver charmant. On aimerait lui acheter quelque chose.

Victorien fila dans l’entrepôt, où son père était perché sur un escabeau. Il bataillait avec des cartons et soupirait.

« Ah ! Te voilà, toi. »

Du haut de l’escabeau, les lunettes avancées sur le nez, il lui tendit une liasse de formulaires et de factures. La plupart étaient froissés car le papier de 1943 ne résiste pas aux impatiences du père Salagnon, à ses gestes impulsifs quand il enrage de ne pas réussir, à la moiteur de ses mains dès qu’il s’énerve.

« Il m’en manque ; rien ne correspond ; je m’y perds. Toi qui sais parler aux chiffres, refais les comptes. »

Victorien reçut la liasse et vint s’asseoir sur la dernière marche de l’escabeau. De la poussière flottait sans retomber. Les lampes à faible voltage ne suffisent pas, elles luisent comme de petits soleils à travers le brouillard. Il ne voyait pas très bien mais cela n’avait pas d’importance. S’il ne s’agissait que de chiffres il suffirait de lire et de compter, mais ce que lui demande son père n’est pas une tâche de comptable. La maison Salagnon tient multiple comptabilité, et cela varie selon les jours. Les lois du temps de guerre forment un labyrinthe où il faut circuler sans se perdre ni se blesser ; il faut distinguer avec soin ce qu’il est permis de vendre, ce qui est toléré, ce qui est contingenté, ce qui est illégal mais pas très grave, ce qui est illégal et puni de mort, et ce sur quoi on a oublié de légiférer. Les comptes de la maison Salagnon intègrent toutes les dimensions de l’économie de guerre. On y trouve du vrai, du caché, du codé, de l’inventé, du plausible au cas où, de l’invérifiable qui ne dit pas son nom, et même des données exactes. Les limites sont bien sûr floues, arrangées en secret, connues seulement du père et du fils.

« Je ne vais pas m’y retrouver.

— Victorien, je vais subir un contrôle. Alors pas d’états d’âme, il faut que mes stocks correspondent aux comptes, et aux règles. Sinon, couic. Pour moi, et toi aussi. Quelqu’un m’a dénoncé. L’enflure ! Et il a fait ça si discrètement que je ne sais pas d’où vient le coup.

— D’habitude tu t’arranges.

— Je me suis arrangé : je n’ai pas été mis au trou. Ils vont simplement venir voir. Vu l’ambiance, c’est du favoritisme. Ils ont changé dans les bureaux à la préfecture : ils veulent de l’ordre, je ne sais plus avec qui m’entendre. En attendant, pas de faille dans ces tas de papier.

— Comment veux-tu que je m’y retrouve ? Tout est faux, ou bien vrai, je ne sais même plus. »

Son père se tut, le regarda fixement. Il le regardait de haut parce qu’il était plus haut sur l’escabeau. Il parla en détachant chacun de ses mots.

« Dis-moi, Victorien : à quoi ça sert que tu fasses des études au lieu de travailler ? À quoi ça sert si tu n’es pas capable de tenir un livre de comptes qui ait l’air vrai ? »

Il n’a pas tort : à quoi servent les études sinon à comprendre l’invisible et l’abstrait, à monter, démonter, réparer tout ce qui par-derrière régit le monde. Victorien hésita et soupira, et c’est de cela qu’il s’en veut. Il se leva avec les liasses froissées et prit sur l’étagère le grand cahier relié de toile.

« Je vais voir ce que je peux faire », dit-il. Et c’est à peine audible.

« Rapidement. »

Il s’arrête sur le seuil encombré de documents, interloqué :

« Rapidement, répète son père. Le contrôle peut avoir lieu cette nuit, demain, un jour imprévu. Et il y aura des Allemands. Ils s’y mettent car ils ont horreur que l’on détourne leur butin. Ils soupçonnent les Français de s’entendre sur leur dos.

— Ils n’ont pas tort. Mais c’est la règle du jeu, non ? De reprendre ce qu’ils prennent.

— Ils sont les plus forts donc le jeu n’a pas de règles. Nous n’avons pas d’autres moyens de survie que de nous montrer malins, mais discrètement. Nous devons vivre comme des rats : invisibles mais présents, faibles mais rusés, grignotant la nuit les provisions des maîtres, juste sous leur nez, quand ils dorment. »

Il n’est pas mécontent de son image et risque un clin d’œil. Victorien retrousse ses lèvres. « Comme ça ? » Il montre ses incisives, roule des yeux fourbes et inquiets, pousse de brefs petits cris. Le sourire de son père s’évanouit : le rat bien imité le dégoûte. Il regrette son image. Victorien remet son visage en place, le sourire est maintenant de son côté.

« Quitte à montrer les dents, je préférerais montrer des dents de lion plutôt que des dents de rat. Ou des dents de loup. C’est plus accessible et tout aussi bien. Voilà comme j’aimerais montrer les dents : avec des dents de loup.

— Sûrement, mon fils. Moi aussi. Mais on ne choisit pas sa nature. Il faut suivre le penchant de sa naissance, et désormais nous naîtrons rats. Ce n’est pas la fin du monde que d’être rat. Ils prospèrent aussi bien que les hommes, et à leurs dépens ; ils vivent bien mieux que les loups, même si c’est à l’abri de la lumière. »

À l’abri de la lumière, c’est bien ainsi que nous vivons, pensa Victorien. Déjà que cette ville n’est pas très éclairée avec ses rues serrées et ses murs noirs, son climat brumeux qui la cache à elle-même ; mais en plus on réduit la puissance des ampoules, on peint les vitres en bleu, et on tire les rideaux le jour comme la nuit.

Il n’y a plus de jour, d’ailleurs. Juste une ombre propice à nos activités de rats. Nous vivons une vie d’Esquimaux dans la nuit permanente de l’hiver, une vie de rats arctiques dans une succession de nuits noires et de vagues crépuscules. Tiens, j’irai là-bas, continuait-il de penser, j’irai m’établir au cercle polaire quand la guerre sera finie, au Groenland, quels que soient les vainqueurs. Il fera sombre et froid mais dehors tout sera blanc. Ici, c’est jaune ; d’un jaune dégoûtant. La lumière trop faible, les murs crépis de terre, les cartons d’emballage, la poussière des boutiques, tout est jaune, et aussi les visages en cire que n’irrigue aucun sang. Je rêve de voir du sang. Ici on le protège tellement qu’il ne coule plus. Ni par terre ni dans les veines. On ne sait plus où est le sang. Je voudrais voir des traînées rouges sur la neige, juste pour l’éclat du contraste, et la preuve que la vie existe encore. Mais ici tout est jaune, mal éclairé, c’est la guerre et je ne vois pas où je mets les pieds.