Выбрать главу

— Officiellement ? On ne peut pas se marier plusieurs fois, à moins d’une erreur…

— Mais c’est tout comme. Il vit avec toutes, on ne sait même pas combien. Il est polygame.

— Ce sont peut-être ses sœurs, sa mère, ses cousines…

— Vous êtes d’une naïveté qui confine à la bêtise ! Ou à la fascination. Ce sont ses femmes, vous dis-je, épousées à leur manière, comme ils veulent, ils ne suivent pas les règles. Chacune prétend être seule, elles touchent des aides pour ça, des aides indues. Nous avons fait des pétitions, des lettres à qui de droit, pour qu’ils soient expulsés.

— Expulsés ?

— De l’immeuble ; et de la France, tant qu’à faire. C’est insupportable ces coutumes. »

Le polygame apparut dans la rue, barbu en effet, souriant, coiffé d’une calotte de dentelle, vêtu d’une gandoura blanche ; à un pas derrière marchait une ombre flottante.

« Le voilà », s’étrangla le voisin.

Avant d’entrer il regarda en l’air et nous vit. Il nous sourit d’un air étrange ; narquois. Il ouvrit la porte à l’ombre aux bords flous qui l’accompagnait, lui céda le passage, nous regarda à nouveau avec le même sourire moqueur, et entra. Le voisin à côté de moi sur la façade, accoudé comme moi à sa fenêtre, s’étrangla, bredouilla des « foutre tous dehors », avec des bruits liquides parce qu’il bavait un peu, de rage.

« Vous avez vu comme il se moque ? Quand les GAFFES seront au pouvoir, ils iront rigoler ailleurs. Les petits sourires en coin, fini. Ce sera dehors pour tout le monde.

— Vous voyez les GAFFES au pouvoir ?

— Oui. Le plus tôt possible. Dans les GAFFES il y a des types qui voient les choses et qui osent les dire.

— Comme Mariani ? Vous trouvez qu’il voit clair, Mariani ?

— Vous connaissez Mariani ?

— Oui, un peu. Et pour ce qui est de voir et de dire, j’ai bien peur que ce soit n’importe quoi.

— Je m’en moque. Je sais juste qu’il tape du poing sur la table. On a besoin de ça : de types qui tapent du poing sur la table. Pour montrer qu’on ne rigole pas.

— Ça, pour pas rigoler, il ne rigole pas. C’est même dommage.

— Faut leur montrer. Connaissent que ça. On ne va tout de même pas supporter ça.

— Ça ?

— Ça. »

Ressortit le voisin du bas avec deux ombres flottantes de même taille, impossibles à distinguer, il marchait très droit, tout en blanc, et elles derrière. Au bout de quelques pas, il leva la tête, nous regarda à nouveau, moi et le voisin à la fenêtre, avec cet œil moqueur ; son sourire s’élargit, il s’arrêta et posément nous tira la langue, puis il disparut au coin de la rue encadré de ses deux ombres.

« Vous voyez ! Ce que je disais. Il est polygame, je vous dis, sous notre toit ; et il nous nargue.

— Ça fait envie, non ? »

Il me regarda avec les yeux vrillés, s’étrangla, et brutalement ferma sa fenêtre. Je restai seul à regarder la Saône, tout nu au soleil du matin ; je t’attendais chez toi, mon cœur.

Salagnon me l’avait dit : avec « eux », cela tourne toujours à la rivalité, à qui se la coupe, à qui se l’électrocute, à qui baisera qui. Nous nous désirons trop pour nous séparer, nous nous ressemblons trop pour nous éloigner. Si les GAFFES étaient au pouvoir, qui mettrions-nous dehors ? Ceux qui ont l’air ? Et qui serait « nous », qui mettrait dehors ? Ceux qui se sentent unis par le sang ? Mais quel sang ? Le sang versé ? Mais le sang de qui ?

Là-bas, me disait Salagnon, nous avions tenté de maintenir une limite ignoble. Nous nous sommes obstinés, nous y avons mêlé tout le monde, pour que cela nous concerne tous. Là-bas, on nous a lâché la bride, nous avions carte blanche, et nous avons compromis tout le monde ; nous avons veillé à ce que chacun arrache un morceau de la victime. Nous. Voilà que depuis un moment je parle comme Salagnon. Voilà que je me glisse dans la forme grammaticale du récit de Salagnon. Mais comment faire autrement ? Nous avons impliqué tout le monde. Nous. Je ne peux pas dire qui était « nous » au départ, mais c’est devenu tout le monde. Tout le monde a du sang jusqu’aux coudes, tout le monde a la tête dans la baignoire de sang jusqu’à plus soif, jusqu’à ne plus respirer, jusqu’à vomir. Nous nous plongions mutuellement la tête dans la baignoire de sang. Et puis au coup de sifflet, nous avons fait comme des collégiens pris en faute, nous avons fait les cent pas en sifflotant, mains dans le dos, regardant ailleurs ; nous avons fait comme si de rien n’était ; comme si c’étaient eux qui avaient commencé. Chacun a fait semblant de rentrer chez soi parce qu’on ne savait plus trop qui on était, on ne savait plus trop maintenant ce qu’était « chez soi ». La France étroite nous contenait, serrés les uns contre les autres, nous ne disions rien, essayant de ne pas regarder qui était là ; et qui n’était plus là. La France sortait de l’Histoire, nous décidâmes de ne plus nous occuper de rien.

Quand les GAFFES apparurent et commencèrent d’accaparer l’attention, nous les doux idiots de la classe moyenne nous les prîmes pour un groupuscule fasciste. Nous pouvions rejouer les scènes fondatrices, nous pouvions « entrer en résistance » comme à longueur de pages le racontait le Romancier. Nous manifestâmes. Nous les prîmes pour l’ennemi, alors qu’ils donnaient un spectacle de pétomane pour détourner l’attention. Ils jouaient de la race, mais la race n’est qu’un pet, du vent, de sales manières liées à une mauvaise digestion, un bavardage incohérent qui dissimule ce que nous ne voulons pas voir, tant cela est affreux car cela nous concerne tous, doux idiots de la classe moyenne. Nous voulûmes prendre les GAFFES pour un groupuscule raciste, alors qu’ils sont bien pires : un parti illégaliste, un parti de l’entre-soi et de l’usage de la force, dont la colonie fut l’utopie réalisée. La vie réelle de la colonie, faite de fausse bonhommie et de vraies gifles, d’arrangements entre hommes et d’illégalisme appliqué à tous, est le vrai programme des GAFFES, parti fantôme revenu dans les bateaux de 62.

Mais qui sommes-nous donc ? cela ne se demande pas. L’identité se croit, se fait, voire se regrette, mais elle ne se dit pas. Dès que l’on ouvre la bouche pour la dire, on aligne les âneries ; il n’est pas un mot à son propos qui ne déraisonne ; si l’on insiste, on emprunte les formes du délire. La séparation des races, parfaitement irrationnelle, parfaitement illégale, n’a aucun critère pour la dire, mais tout le monde la pratique. C’est tragique : on la sent et on ne peut la dire. Le pet ne signifie rien. Il n’est que le roman pour dire l’identité, et il ment. On y pense, et on pense en vain, car l’identité d’elle-même tend à l’idiotie ; elle est idiote, toujours, car elle veut être, elle-même, par elle-même ; elle veut être d’elle-même, l’idiote. Cela ne mène à rien.

Si on écoute la rumeur, on pourrait croire que l’identité d’ici serait berrichonne ; une identité de terre grasse et de forêts humides, identité d’automnes et de pluies, de bourgeons pâlis et de chapeaux de feutre, de tas de fumier derrière la ferme et de clochers d’ardoise qui menacent de percer le ciel. On pourrait croire que dans l’identité d’ici la Méditerranée n’entre pour aucune part. N’est-ce pas incroyablement faux et bête de se réduire au royaume de Bourges ? Puisqu’elle est là, la Méditerranée ! La Méditerranée sous toutes ses formes, la Méditerranée vue de loin, la Méditerranée juste à nos pieds, la Méditerranée vue du nord, la Méditerranée vue du sud, et aussi la Méditerranée vue de côté, vue de partout et dite en français. Notre Mer. La rumeur nous réduit au royaume de Bourges, mais j’entends des voix qui parlent en français, avec des phrasés divers, des accents étranges, mais en français, je comprends tout spontanément. L’identité est parfaitement imaginaire. L’identité n’est qu’un choix d’identification, effectué par chacun. La croire incarnée, dans la chair ou dans le sol, c’est entrer dans ces folies qui font croire à l’existence, en dehors de soi, de ce qui agite l’âme.