Nous ressentons les troubles. Nous ne savons pas qui exactement, mais quelqu’un les provoque. Nous sommes très serrés dans la France étroite, sans savoir exactement qui, sans oser regarder, sans rien dire. Nous nous sommes mis hors de l’Histoire, en suivant les sages préceptes du Romancier. Il ne devrait rien se passer ; et pourtant. Nous cherchons qui, parmi nous, enfermés dans la France étroite, provoque ainsi des troubles. C’est un mystère de chambre close, le coupable doit être là. Nous tournons autour de la race sans oser le dire. Nous en venons à tenir les différences de religion pour des différences de nature. La race est un pet, l’air de la France étroite devient irrespirable ; les troubles continuent. L’origine des violences est tellement plus simple, tellement plus française, mais on répugne à voir nue cette vérité-là. On préfère assister aux spectacles des pétomanes, et dans la salle s’écharper entre adversaires et partisans des pets. Il est ici un goût profond pour la querelle littéraire qui tourne en échauffourée.
L’origine des troubles, ici comme là-bas, n’est que le manque de considération, et aussi que l’inégale répartition des richesses ne fasse pas scandale. Cette raison est parfaitement française, et cette guerre là-bas fut française de bout en bout. Eux nous ressemblaient trop pour continuer de vivre dans la place que nous leur laissions. L’émeute qui vient se fera de même au nom des valeurs de la république, valeurs un peu dissoutes, rongées qu’elles sont par la prise en compte de la lignée, par l’inégalité illégale, mais valeurs toujours souhaitées par ceux qui, plus que toute chose, veulent vivre ici. Ici comme là-bas se fait la guerre entre nous qui nous ressemblons tant, et nous cherchons furieusement tout ce qui pourrait nous séparer. Le classement des visages est une opération militaire, la dissimulation des corps est un acte de guerre, un refus explicite de toute paix qui ne soit pas l’élimination de l’autre. Le champ de bataille des guerres civiles est l’aspect du corps, et tout l’art de la guerre consiste en sa maltraitance.
Je vis Mariani à la une du Progrès, mais je fus peut-être le seul, car la photo n’avait pas l’intention de le montrer. Le Progrès est le journal de Lyon, il affirme à qui veut le lire, sur des affiches, en petit sur sa manchette, en gros sur des bus : « si c’est vrai c’est dans le progrès. » Mariani était dans le progrès, en première page, dans le coin d’une grande photo qui montrait la police de Voracieux-les-Bredins. Ils posaient, fiers et athlétiques dans leur uniforme militarisé, les hanches barrées d’une ceinture d’armes, le pantalon serré à la cheville par les bottes de saut lacées. Mains sur les hanches, ils montraient leur force. L’article citait largement les discours, qui étaient autant de dithyrambes à la force retrouvée. « Contre la délinquance et les incivilités, une nouvelle police. Rendre coup pour coup. Reprendre pied en ces lieux sous les immeubles où la police ne va plus, où le soir venu l’état de droit n’existe plus, revenir dans les allées, dans les garages, dans les montées d’escalier, les portes et les entrées, dans les squares et les bancs publics, qui sont le soir venu, et maintenant le jour, le territoire d’ombres agressives flottant dans de permanentes vapeurs de haschich. Trafic. Violence. Insécurité. Loi ancestrale des caïds à l’ombre des tours. Il faut frapper fort, brandir la puissance publique. Rassurer les vrais citoyens. »
La photo ne montrait pas Mariani : elle montrait en pleine page du Progrès la nouvelle police de Voracieux-les-Bredins, la police municipale forgée par la volonté, équipée pour le choc ; mais Mariani était là, en petit, dans les gens qui faisaient foule autour du groupe des hommes en bleu, autour des athlètes de l’ordre qui posaient pour montrer la force, je le reconnaissais. Il assistait à la présentation de la police d’intervention ; pour la première fois en France, municipale. On ne voyait pas son visage, on ne citait pas son nom, personne ne savait qui il était, mais je le savais bien, son rôle. J’avais reconnu dans la foule en civil ses lunettes crépusculaires, ses moustaches hors d’âge, sa veste horrible à carreaux, et il riait. La photographie avait enregistré son rire à peine visible dans la foule, mais je connaissais son rôle. Il le savait bien son rôle, il riait silencieusement dans la foule qui entourait la police.
J’achetai le journal, je l’emportai avec moi, je le montrai à Salagnon qui retrouva aussitôt Mariani dans la foule serrée autour des hommes forts, de ces hommes que la France semble produire en abondance et lance sans réfléchir dans la mêlée. Combien y a-t-il ici de services de police militarisés, privés, municipaux, étatiques, combien d’hommes en uniforme de mieux en mieux entraînés pour le choc ? Combien d’hommes forts, en France, dont la force est prête, et mal dirigée ?
Le gardien de la paix avec son bâton blanc, son embonpoint, sa pèlerine roulée autour du bras pour parer les coups, fait partie d’un passé que l’on ne comprend même plus : comment faisait-on pour maintenir l’ordre sans armes incapacitantes, sans armes offensives, avec des messieurs un peu enveloppés qui ne savaient pas courir et à peine se battre ? On n’y croit même pas. Les compagnies républicaines de sécurité, trop équipées, trop entraînées, trop efficaces, s’occupent de tout, de tâches diverses, d’émeutes et d’injures, ils sillonnent la France en minibus blindés, éteignant comme des départs de feu le début de troubles, intervenant partout, déclenchant autant de feux qu’ils en éteignent, on les appelle après, trop tard, ils viennent pour sauver comme venait la réserve générale, quand déjà on a un pied dans le chaos. Oh ! Mais comme ils savent faire ! Trois par trois derrière leurs boucliers de polycarbonate, l’un supporte le choc, l’autre le soutient, le troisième tient le tonfa et s’apprête à jaillir en contre-attaque, attraper le contrevenant, le traîner vers l’arrière. Ils savent se battre mieux que personne, ils savent manœuvrer, on les appelle ; ils viennent, ils voient, ils savent vaincre. Ils se déplacent dans toute la France comme les légions. Ils éteignent le feu, et le feu se rallume aux endroits qu’ils quittent. Ils sont l’élite, la police de choc, ils sont trop peu nombreux. S’ils se concentrent, ils perdent du terrain ; s’ils se dispersent, ils perdent de leur force. Alors il leur faut s’entraîner davantage, être plus rapides, frapper encore plus fort.
« Ils sont aussi beaux que nous l’étions, soupira Salagnon, ils ont autant de force que nous en avions, et cela non plus ne servira tout autant à rien. Ils sont aussi peu nombreux que nous l’étions, et ceux qu’ils chassent leur échapperont toujours, dans la jungle des escaliers et des caves, car il en est une réserve infinie, ils en produisent autant qu’ils en attrapent, les attraper en produit. Ils vivront l’échec, comme nous l’avons vécu, le même échec désespérant et amer, car nous avions la force. »
Il y eut des violences. Au départ pas grand-chose, un braquage, un casino, braquage d’un établissement qui s’attend à l’être, braqué, et qui prend des mesures contre cette intempérie, pas une boulangerie. Un type s’était fait bandit. Il voulait prendre l’argent là où on l’entassait, il ne tenait pas à travailler pour l’obtenir goutte à goutte. Cela s’explique sans peine en logique libérale, sans se fâcher, sans morale : il ne s’agit que de l’appréciation par un acteur économique rationnel du bilan des pertes et des gains. Cela tourna mal. Après une poursuite et des coups de feu, le bandit fut mort. On aurait pu en rester là, mais on signala son lignage ; d’un commun accord, de toutes parts, on parla de son lignage. Il suffisait de dire son prénom et son nom, cela désignait sa parentèle. De ce bandit mort, étendu sur la dalle d’une cité avec une balle dans le corps, on fit l’un d’eux ; d’un problème qui ressort surtout de la microéconomie, on fit un soubresaut de l’Histoire. Pour cela, tous étaient d’accord. Voilà ce que l’on pensa : eux, ils viennent ; ils viennent les armes à la main reprendre les richesses accumulées dans la ville-centre.