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C’est qu’elle n’est pas si claire la répartition des richesses dans le monde où nous vivons : rien ne se relie aux efforts que l’on y fait. Ce que l’on a gagné, on peut alors demander si on ne l’a pas volé ; et ce que l’on n’a pas, on peut s’imaginer avoir à le reprendre. Et quand on reconnaît les pauvres à leur visage, à la prononciation de leur nom, alors on craint qu’une parentèle veuille reprendre ce qu’une autre lui aurait pris. On peut croire qu’une certaine forme de visage, qui paraît valoir pour une parenté, veuille demander réparation. Cela tend à se régler par les armes, mais cela pourrait se régler par le sexe. Le sexe, en trois générations, flouterait les visages et emmêlerait les parentés, ne laisserait que la langue intacte, mais on préfère les armes. On recouvre les femmes de bâches noires, on les range à l’intérieur, on les cache, et on exhibe des armes. Les armes donnent la jouissance immédiate de la force. Les effets du sexe se font trop attendre.

Il y eut des violences. Cela commença par pas grand-chose. Un braquage, dans un monde où un homme peut montrer ostensiblement que sa fortune vaut celle de mille autres, de cent mille autres ; dans un monde où l’argent s’affiche comme une moquerie, où les distances pour aller se servir ne sont pas si grandes, où les armes ne s’achètent pas bien cher. Le braquage est une solution simple, une activité rationnelle et réalisable, on en fait des films. Mais dans notre monde est un autre élément : on reconnaît les lignées aux visages. Tout problème social se double aussitôt d’un problème ethnique, qui se redouble d’un malaise historique. Les violences flambent, il suffit d’une étincelle. L’émeute couve ; l’émeute plaît, l’émeute viendra.

Cela commença par pas grand-chose : un braquage. Un homme s’était fait bandit, il voulait se servir, il fut tué. S’il ne s’était s’agi que d’argent, on n’en aurait plus parlé. Mais on signala son lignage. Le braquage suivi d’une poursuite déclencha l’état de siège. Il y eut des violences : plusieurs nuits d’agitation et d’insomnie, de lueurs d’incendie sur les hautes parois des tours, de poubelles qui flambent, de voitures qui brûlent et qui explosent quand la chaleur vient lécher leur réservoir ; il y eut plusieurs nuits de cailloux qui volent sur les pompiers venus éteindre les flammes, de boulons qui s’abattent sur les policiers venus protéger les pompiers, rétablir la situation, dissoudre le thrombus qui menace la ville d’étouffement ; les jets d’objets crépitaient dans la nuit éclairée de feux d’essence, sur les boucliers levés et les casques, en un martèlement dangereux de grêlons d’acier ; et il y eut des coups de feu, plusieurs dans la nuit tirés avec une maladresse insigne, des coups de feu qui ne tuèrent personne, blessèrent à peine, moins qu’un boulon lancé à la fronde qui aurait brisé un crâne, cassé une main, mais un coup de feu c’est autre chose. Ils n’étaient pas là pour ça, le jeunes gens venus en colonne blindée, ils n’étaient pas là pour être la cible ; ils étaient athlétiques et efficaces, entraînés, mais civils. Ils appréhendèrent, perquisitionnèrent, ils fouillèrent sans égards, jetèrent au sol et passèrent des menottes en plastique, relevèrent en prenant sous les aisselles et fourrèrent dans les fourgons aux vitres protégées de grillage. Ils faisaient ça parfaitement, ils sortaient de l’entraînement, ces jeunes gens ; la plupart des hommes qui interviennent dans ces villes de l’extérieur sont très jeunes, ils débutent, ils connaissent les outils, les procédures, les techniques, mais moins l’homme. Ils arrivent en colonne blindée dans le fracas des incendies et des jets de pierre, ils font des prisonniers, ils font des dégâts et repartent. Ils pacifient. Nous avons la force. Nos réflexes nationaux sont tendus comme des pièges à loups.

Dans les jours qui suivirent six jeunes gens furent arrêtés sur dénonciation, tous le lendemain furent relâchés, pas de preuve, dossier vide, dénonciation anonyme. L’émeute enfla ; l’émeute plaît. Des policiers militarisés sortaient de leur minibus blindé en scaphandre d’intervention, se protégeaient des boulons et des pierres, arrêtaient ceux qui ne couraient pas assez vite. L’émeute continuait. Il est inutile d’être si fort. L’usage de la force est absurde car la nature du monde est liquide ; plus on cogne, plus il durcit, plus on le frappe fort, plus il résiste, et si l’on frappe encore davantage, on s’y écrase. Notre force même produit la résistance. On peut, bien sûr, rêver de tout détruire. C’est l’aboutissement rêvé de la force.

Accumuler l’argent crée un bandit, abattre un bandit déclenche une émeute, réprimer l’émeute frappe si profondément le pays que l’on croit être deux, deux pays dans le même espace luttant à mort pour se séparer. Nous sommes si imbriqués que nous cherchons n’importe quoi qui nous sépare. On décréta le couvre-feu. On exhuma une ordonnance de là-bas, l’employer était un jet d’essence sur le feu des troubles. On accusa des bandits étrangers de pousser à l’émeute, mais ceux que l’on attrapait dans les poursuites de la nuit n’était ni étrangers ni bandits, juste déçus. À ceux-là on avait fait la promesse d’être semblables, la loi leur donnait l’assurance d’être semblables, et ils ne le sont pas. Car à les voir, on sait bien la dissemblance. On attrapait sur la foi de leur visage des jeunes gens banals, instruits, voulant à toute force participer à la France, et ils vivaient en ses bords pour des raisons mal formulées dont nous ne parvenons pas à nous défaire. Nous ne savons pas quel nom leur donner. Nous ne savons pas qui nous sommes. Ceci, il faudra bien que quelqu’un l’écrive.

Quand ils m’invitèrent à la pêche, j’eus un moment de surprise. Cela les fit rire.

« Cela t’étonne, la pêche ? Nous sommes quand même des papis. Alors nous avons aussi des activités de papis. Nous restons au milieu de la rivière, nous attendons sans bouger que le poisson vienne. Cela nous soulage du temps qui passe, cela nous console du temps passé ; et le temps à venir, on s’en moque : il vient si lentement quand on est dans la barque qu’il pourrait ne pas arriver. Viens avec nous. »

Mariani fit mettre son Zodiac sur le Rhône par deux de ses gars, sur une plage de galets où le 4 x 4 et la remorque pouvaient s’approcher de l’eau verte et de ses petites vagues. Nous montâmes sur la barque de caoutchouc, nous chargeâmes des paniers en plastique, des lignes, de quoi boire et manger pour un jour, et même un peu plus. Nous nous assîmes sur le boudin gonflé, tout l’équipement était d’un vert militaire, il se levait un soleil frais mais net, nous ôtâmes nos parkas imperméables. La lumière douce réchauffait tout ce qu’elle touchait. Mariani lança le moteur et nous laissâmes les deux gars sur le bord, avec le 4 x 4 et la remorque. Ils nous regardèrent nous éloigner mains dans les poches, donnant de petits coups de pied dans les galets ronds.

« Ils restent là ?

— Ils nous attendront. Ils savent qu’à la guerre surtout on attend, comme nous faisions dans les trous de la jungle, ou couchés derrière les cailloux brûlants. Ils s’entraînent. »

Nous descendîmes le Rhône bordé de forêts galeries. Les immeubles aux lignes nettes s’élevaient en blanc au-dessus des arbres. Sous le feuillage en surplomb au-dessus de l’eau s’avançaient des grèves de galets. Des messieurs venaient jusqu’au bord et restaient debout. Ils ôtaient leur manteau, ouvraient leur chemise, certain se mettaient torse nu. Les yeux mi-clos, ils se laissaient teindre en rose et or par le soleil doux. Ils formaient une étrange assemblée de plagistes, à demi dévêtus et silencieux. Mariani accéléra brusquement. Nous nous accrochâmes au boudin, le Zodiac fila, cambré, laissant derrière lui un sillage comme une tranchée dans l’eau. Il frôla la plage, vira sec, et une grosse vague aspergea les messieurs plantés là, qui se débandèrent. « Poules mouillées ! » hurla-t-il en se tournant vers eux ; et cela le fit rire.