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« Arrête, Mariani, dit Salagnon.

— Je ne les supporte pas, grommela-t-il.

— C’est illégal, sourit Salagnon.

— M’en fous de la légalité. »

Il revint vers le milieu du fleuve et conduisit tout droit, dévalant le courant dans un hurlement de moteur, le Zodiac rebondissait sur l’eau devenue dure.

« De qui parlez-vous exactement ?

— Si tu ne sais pas, c’est que tu n’as pas besoin de savoir, comme pour beaucoup de choses. »

Ils rirent tous les deux. Nous traversâmes Lyon au ras de l’eau, Mariani gouvernait en tenant fermement le moteur, les jambes bien calées sur le fond, Salagnon et moi accrochés à des filins. Le bateau de caoutchouc grondait, poussé à fond, nous filions sans heurts, nous franchissions l’espace sans résistance, nous étions forts et libres, nous allions fondre sur nos proies les poissons aussi vivement que des martins-pêcheurs. Nous franchîmes le confluent, nous remontâmes les eaux plus calmes de la Saône sur plusieurs kilomètres. Nous nous arrêtâmes sur la rivière immobile entre deux lignes d’arbres. De grandes maisons de pierre dorée nous regardaient de leur air ancien, si calme ; de grandes propriétés bourgeoises s’alanguissaient au bout de leurs pelouses. Nous pêchâmes. Très longuement, en silence, chacun selon sa ligne. Nous appâtions, Salagnon plonqua. Je ne sais pas quel est le terme mais il battit l’eau d’un tuyau vide qui faisait à chaque coup un plonk très sonore qui résonnait dans l’eau. Cela attirait les poissons, tous ceux qui engourdis rampaient sur la vase. Ils se réveillaient, remontaient, et mordaient à l’hameçon sans y penser. Nous pêchions chacun, nous bavardions paresseusement, de peu de choses. Un soupir de satisfaction pouvait tout dire. Eux s’entendaient bien, ils avaient l’air de toujours se comprendre, ils riaient d’un seul mot prononcé d’une certaine façon. Ce qu’ils échangeaient était sibyllin, allusif, et je ne le comprenais pas parce que les racines de ma langue ne plongeaient pas dans une telle profondeur de temps. Alors je leur posais des questions, explicitement, sur ce qui avait été. Ils me répondirent, puis nous continuâmes de pêcher. Nous mangeâmes, nous bûmes. La lumière douce nous tenait chaud sans jamais nous cuire. Le volume de nos prises était ridicule. Mais nous vidâmes toutes les bouteilles que nous avions apportées.

« Et l’Allemand, qu’est-il devenu ?

— Il est mort là-bas, avec le reste. Le matériel, les gens, tout était de seconde main, et cela ne tenait pas ; cela disparaissait vite. Nous avons fait une guerre de brocanteurs avec les surplus d’autres aventures, avec des armes américaines, des soldats fugitifs d’autres armées, des uniformes anglais retaillés, avec des résistants désœuvrés et des officiers à particule rêvant de bravoure : tout était du matériel d’occasion dont ailleurs on n’avait plus l’usage. Lui est mort dans sa merde, là où son destin l’emmenait. Il était à Diên Biên Phu, il tenait une tranchée avec ses légionnaires teutoniques, il a résisté aux mortiers et aux assauts, il a été pris avec les autres quand le retranchement est tombé. Ils l’ont emmené dans la jungle, il est mort de dysenterie dans un de leurs camps. On mourait très vite dans ces camps improvisés, à peine gardés, on mourait de faiblesse, de dénutrition, d’abandon. On prenait les maladies tropicales, on mangeait du riz et des feuilles, avec parfois un poisson sec.

— Vous avez été prisonniers ?

— Mariani, oui. Pas moi. Il a été pris à Diên Biên Phu lui aussi, mais il a survécu. Le petit jeune des débuts avait durci, il était devenu un furieux, cela aide à ne pas sombrer. J’ai assisté à son retour, quand on nous rendait les prisonniers, pas beaucoup, des squelettes : il marchait derrière Bigeard et Langlais, maigre et les yeux fous, mais le béret bien vissé sur la tête, incliné comme à la parade ; et tous ensemble ils marchaient au pas alors qu’ils étaient près de tomber, lui pieds nus sur le sentier en terre, devant les officiers viêt-minhs qui ne laissaient rien paraître. Il voulait leur montrer.

— J’avais la forme quand j’ai été pris. L’Allemand aussi, mais il était nulle part depuis trop longtemps. Il en avait marre, je crois, il a laissé tomber. Les types qui restaient seuls à attendre, sans rien pour les tenir, mouraient vite. Moi j’étais nourri par la colère.

— Et vous, Salagnon ?

— Moi ? J’ai failli en être. J’étais volontaire pour les rejoindre. Nous avons été un certain nombre à demander de rejoindre la bataille, juste avant la fin. Avec une inconséquence splendide, on nous l’a accordé. J’étais prévu dans la dernière rotation, nous étions sur la piste, parachute sur le dos et casque sur la tête, la moitié d’entre nous n’avait jamais sauté. Nous grimpions dans la carlingue quand le moteur s’est arrêté. La panne. Nous avons dû redescendre. Le temps que l’on répare, Diên Biên Phu était tombé. Je l’ai longtemps regretté.

— Regretté ? De ne pas avoir été prisonnier, ou tué ?

— Tu sais, parmi toutes les conneries suicidaires que nous avons faites, c’est bien la plus énorme. Mais c’est la seule dont nous puissions ne pas avoir honte. Nous savions que le retranchement allait tomber, l’aviation n’y pouvait rien, la colonne de secours n’arriverait pas, mais par dizaines nous sous sommes portés volontaires pour aller là-bas, pour ne pas les laisser tomber. Cela n’avait aucun sens : Diên Biên Phu était perdu, sans recours, et des types se levaient, rejoignaient les bases aériennes, et demandaient à y aller. Des types qui n’avaient jamais sauté en parachute demandaient juste qu’on leur dise comment faire. Le commandement, enivré de ces vapeurs de bravoure, autorisait cette connerie finale, fournissait des parachutes et des avions, et venait nous voir partir au garde-à-vous. Il ne nous restait plus grand-chose après des années de guerre, que ça : dans ce pays-là nous avions perdu toutes les qualités humaines, il ne nous restait plus rien de l’intelligence et de la compassion, il ne nous restait que la furia francese, poussée à bout. Les officiers supérieurs, avec leur képi doré et toutes leurs décorations, venaient au bord de la piste, ils s’alignaient en silence et ils saluaient les avions qui décollaient, pleins de types qui avaient pris un aller simple pour les camps de la jungle. Nous voulions mourir ensemble, cela aurait tout effacé. Mais hélas nous avons survécu. Nous sommes revenus changés, l’âme froissée de plis affreux, impossibles à redresser. Les Viets nous ont juste mis dans la forêt, nous nourrissant peu, nous surveillant à peine, et nous nous regardions fondre et mourir. Nous avons appris que l’âme la plus ferme peut se détruire d’elle-même quand elle se morfond. »

Il se tut un moment parce que sa ligne frétillait. Il la remonta un peu vite et l’hameçon réapparut tout nu. Le poisson avait mangé l’appât, et était retourné se coucher sur le fond de vase, sans que nous l’ayons vu. Il soupira, réappâta, et continua tranquillement.

« Bien sûr que nous nous sommes jetés dans la gueule du loup, mais c’était pour lui faire sa fête. Il fallait que cela finisse ; nous cherchions le choc, nous le provoquâmes. Il eut lieu et nous perdîmes. Tout reposait sur un bluff, un coup unique qui déciderait de tout. Nous sommes allés dans la montagne loin d’Hanoï, pour servir d’appâts. Il fallait nous montrer assez faibles pour qu’ils viennent, et être assez forts pour qu’une fois venus nous les détruisions. Mais nous n’étions pas aussi forts que nous l’avions pensé, et eux bien plus forts que nous l’estimions. Ils avaient des bicyclettes qu’ils poussaient dans la jungle, je les ai vues mais personne n’a jamais voulu me croire ; mon histoire de vélo faisait beaucoup rire. Et pendant que nos avions avaient tant de mal à nous aider, aveuglés de brumes et gênés de nuages, leurs vélos passaient sur les sentiers des montagnes, leur apportant le riz et les munitions qui les rendaient inépuisables. Nous n’avions pas tant de force. Nous n’étions qu’une armée de brocanteurs, nous n’avions pas beaucoup de moyens, pas assez de machines, alors nous avons lancé là-bas ce que nous avions de meilleur : nous, les belles machines humaines, l’infanterie légère aéroportée ; nous sommes descendus du ciel dans des tranchées de boue, comme à Verdun, pour y être ensevelis jusqu’au dernier. Nous avons été pris, nous avons laissé tomber, nous sommes partis. Beaux joueurs, quand même. Mais je n’y étais pas. J’ai survécu. Il aurait mieux valu que nous perdions tout ; la suite n’aurait pas eu lieu, nous serions restés propres, nettoyés par notre mort. C’est ce que je regrette. C’est absurde. »