Il manqua de trébucher. Il rattrapa de justesse les papiers, et continua en marmonnant de traîner les pieds, de cette démarche des adolescents en famille qui tout à la fois avancent et reculent, et du coup ne bougent pas. Lui si énergique quand il est dehors adopte chez ses parents une mobilité réduite ; cela ne lui va pas mais il ne peut s’en défaire : entre ces murs il traîne, il ressent un malaise jaunâtre, un malaise hépatique qui a la couleur d’une peinture pisseuse sous un faible éclairage.
L’heure de fermeture a passé et Mme Salagnon a regagné l’arrière-boutique, qui sert d’appartement. Victorien la voit de dos, il voit la ligne courbe de ses épaules, son dos où fait saillie le gros nœud du tablier de ménage. Elle se penche sur l’évier — les femmes passent beaucoup de temps à mouiller des choses. « Ce n’est pas un lieu ni une posture pour un garçon », soupire-t-elle souvent ; et ce soupir change, parfois résigné, parfois révolté, toujours étrangement satisfait.
« Tu descendras tôt, dit-elle sans se retourner. Ton oncle dîne ici ce soir.
— Je dois travailler », dit-il en montrant le cahier au dos de sa mère.
C’est ainsi qu’ils se parlent, par gestes, sans se regarder. Il monte à l’entresol d’un pas léger car il aime bien son oncle.
Sa chambre était juste à sa taille ; debout il en effleurait le plafond ; un lit et une table suffisaient à la remplir. « Elle aurait pu servir de placard, et ce sera un débarras quand tu seras parti », disait son père en riant à peine. Une lampe à acétylène donnait sur la table une lumière vive de la taille d’un cahier ouvert. Cela suffisait. Le reste n’avait pas besoin d’éclairage. Il alluma, s’assit, et espéra que quelque chose arrive qui l’empêcherait de finir ce travail-là. Le sifflement de l’acétylène faisait un bruit de grillon continu qui rendait la nuit plus profonde. Il était tout seul devant ce rond clair. Il regarda ses mains immobiles posées devant lui. Victorien Salagnon possédait de naissance de grosses mains, au bout d’avant-bras solides. Il pouvait les fermer en gros poings, taper sur la table, cogner ; et frapper juste car il avait l’œil clair.
Ce trait physique aurait fait de lui un homme actif en d’autres circonstances. Mais il n’était pas d’occasion dans la France de 1943 d’user librement de sa force. On pouvait se montrer agité, et rigide, donner l’illusion d’être volontaire, parler d’action, mais ce n’était qu’un paravent. Chacun se contentait d’être souple, le moins large possible pour ne pas donner prise au vent de l’histoire. Dans la France de 1943, close comme une maison de campagne en hiver, on avait verrouillé la porte et accroché les volets. Le vent de l’histoire ne rentrait que par les fentes, en courants d’air qui ne gonfleraient pas une voile ; juste de quoi prendre froid et mourir d’une pneumonie, seul dans sa chambre.
Victorien Salagnon possédait un don qu’il n’avait pas souhaité. En d’autres circonstances il ne s’en serait pas aperçu, mais l’obligation de garder la chambre l’avait laissé face à ses mains. Sa main voyait, comme un œil ; et son œil pouvait toucher comme une main. Ce qu’il voyait, il pouvait le retracer à l’encre, au pinceau, au crayon, et cela réapparaissait en noir sur une feuille blanche. Sa main suivait son regard comme si un nerf les avait unis, comme si un fil direct avait été posé par erreur lors de sa conception. Il savait dessiner ce qu’il voyait, et ceux qui voyaient ses dessins reconnaissaient ce qu’ils avaient pressenti devant un paysage, un visage, sans qu’ils parviennent à s’en saisir.
Victorien Salagnon aurait voulu ne pas s’embarrasser de nuances et foncer, mais il disposait d’un don. Il ne savait pas d’où cela lui venait, c’était à la fois agréable et désespérant. Ce talent se manifestait par une sensation motrice : certains ont des acouphènes, des taches lumineuses dans l’œil, des fourmis dans les jambes, mais lui sentait entre ses doigts le volume d’un pinceau, la viscosité de l’encre, la résistance des grains du papier. Superstitieux, il attribuait ces effets aux propriétés de l’encre, qui était assez noire pour contenir une foule de sombres desseins.
Il possédait un énorme encrier taillé dans un bloc de verre ; il contenait une réserve de ce liquide merveilleux, il le laissait au milieu de sa table sans jamais le bouger. L’objet si lourd devait être à l’épreuve des bombes ; en cas de coup au but on l’aurait retrouvé intact parmi les débris humains, n’ayant rien perdu de son contenu, tout prêt à engluer de noir brillant les faits et gestes d’une autre victime.
La sensation de l’encre lui serrait le cœur. Condamné par l’ambiance de 1943 à passer de longues heures enfermé, il cultiva ce don dont il n’aurait sinon rien fait. Il laissa sa main s’agiter dans le seul espace d’une page. L’agitation servait de soupape à l’inertie du reste de son corps. Mollement il envisageait de transformer son talent en art mais ce désir restait dans sa chambre, ne dépassait pas le cercle de sa lampe, grand comme un cahier ouvert.
La sensation de l’encre lui échappait, il ne savait pas comment la poursuivre. Le meilleur moment restait le désir qui juste précède la saisie du pinceau.
Il souleva le couvercle. Dans le pavé de verre le volume obscur ne bougeait pas. L’encre de Chine n’émet ni mouvement ni lumière, son noir parfait a les propriétés du vide. Contrairement à d’autres liquides opaques, comme le vin ou l’eau boueuse, l’encre est rétive à la lumière, elle ne s’en laisse pas pénétrer. L’encre est une absence et il est difficile d’en savoir la taille : ce peut être une goutte que le pinceau absorbera, ou un gouffre dans lequel on peut disparaître. L’encre échappe à la lumière.
Victorien feuilleta les factures, ouvrit le cahier. Il sortit d’une pile le brouillon d’un thème latin. Au dos, il griffonna un visage. La bouche béait. Il n’avait pas envie de plonger dans les comptes frauduleux. Il savait bien ce qu’il fallait modifier pour que tout s’avère vraiment vraisemblable. Il traça des yeux ronds, qu’il ferma chacun d’une tache. Il lui suffisait de se souvenir de ce qui était faux dans les factures. Pas tout. C’est lui qui les avait faites. Il posa une ombre derrière la tête qui déborda d’un côté du visage. Le volume venait. Il excellait à faire deux choses à la fois. Comme contracter en même temps deux muscles antagonistes : cela fatigue autant que d’agir, et ne produit aucun mouvement ; cela permet d’attendre.
La sirène retentit brusquement, puis d’autres, la nuit céda comme un tissu qui se déchire, toutes gémissaient ensemble. On s’affola dans l’immeuble. Des portes claquaient, des cris dévalaient l’escalier, la voix trop aiguë de sa mère s’éloignait déjà : « Il faut appeler Victorien. — Il a entendu », disait la voix de son père, évanouissante, à peine audible ; puis plus rien.
Victorien essuya sa plume avec un chiffon. Sinon l’encre s’incruste ; la gomme liquide qui lui donne sa brillance la rend très solide en séchant. L’encre est vraiment une matière. Puis il éteignit et monta par l’escalier de l’immeuble. Il allait à tâtons, il ne croisa personne, il n’entendait rien d’autre que le chœur de cuivre des sirènes. Quand il arriva tout en haut elles se turent. Il ouvrit le fenestron qui donnait sur le toit, le dehors était éteint. Il franchit avec peine l’ouverture pas plus large que ses épaules, il avança sur le toit à pas précautionneux, jambes pliées, tâtant du pied les tuiles avant d’avancer. Quand il fut au bord il s’assit en laissant pendre ses jambes. Il ne sentait rien d’autre que son propre poids sur ses fesses et l’humidité glaciale de la terre cuite à travers son pantalon. Devant lui s’ouvrait un gouffre de six étages mais il ne le voyait pas. Le brouillard l’entourait, vaguement luminescent mais sans lui permettre de rien voir, diffusant juste assez de lumière pour lui assurer qu’il ne fermait pas les yeux. Il était assis dans rien. L’espace inexistant n’avait ni forme ni distance. Il flottait avec, dessous, l’idée du gouffre et, dessus, l’arrivée d’avions chargés de bombes. S’il n’avait pas ressenti un peu de froid, il aurait cru n’être plus là.