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Un grondement lointain vint du fond du ciel, sans origine, la résonance générale de la voûte céleste frottée du doigt. Des lances de lumière surgirent d’un coup, par groupes, grands roseaux raides vacillants, tâtonnant l’espace. Des flocons orangés apparurent à leur sommet, des lignes pointillées les suivirent, des explosions étouffées et des crépitements lui parvenaient avec retard. Il voyait maintenant la ligne des toits et le gouffre sombre sous ses pieds, on tirait sur les avions remplis de bombes qu’il ne voyait pas encore.

Une main se posa sur son épaule ; il sursauta, glissa, une poigne solide le retint.

« Qu’est-ce que tu fous là ? souffla son oncle à son oreille. Tout le monde est à l’abri.

— À choisir je préfère ne pas mourir dans un trou. Tu imagines le coup au but ? L’immeuble s’effondre et on meurt tous à la cave. On ne distinguera pas mes débris de ceux de ma mère, de ceux de mon père et des boîtes de pâté qu’il a en réserve. On enterrera tout ensemble. »

L’oncle ne répondait pas, sans lâcher son épaule ; souvent il ne disait rien, il attendait que l’autre s’épuise.

« Et puis j’aime bien les feux d’artifice.

— Crétin. »

Le son des avions décrut, dériva vers le sud, s’éteignit. Les lances de lumière disparurent d’un coup.

La fin d’alerte sonna, la main de l’oncle se fit plus légère.

« Viens, on descend. Fais attention de ne pas glisser. Tout ce que tu risques c’est de tomber du toit. On t’aurait ramassé en bas et jeté dans le trou des victimes de causes inconnues, personne n’aurait rien su de ton indépendance. Viens. »

Dans l’escalier rallumé ils croisèrent des familles en pyjama. Les voisins s’interpellaient en remontant dans des paniers le dîner qu’ils n’avaient pu finir. Les enfants jouaient encore, râlaient de devoir rentrer, et une tournée de torgnoles les envoya au lit.

Victorien suivait son oncle. Il suffisait que celui-là soit présent et sans rien dire cela changeait. Quand il leur ramena leur fils ses parents ne dirent rien, ils passèrent à table. Sa mère avait mis une jolie robe et du rouge sur ses lèvres. Sa bouche palpitait, elle parlait en souriant. Son père détailla à voix haute l’étiquette d’une bouteille de vin rouge, soulignant le millésime d’un clin d’œil destiné à l’oncle.

« De ceux-là il n’en reste pas, assura-t-il. Les Français n’y ont pas accès. Les Anglais nous le buvaient avant guerre, et maintenant les Allemands le confisquent. J’ai pu leur refiler autre chose, ils n’y connaissent rien. Et garder quelques exemplaires de celles-ci. »

Il servit largement l’oncle, puis lui-même, et ensuite plus modestement Victorien et sa mère. L’oncle, peu bavard, mangeait avec indifférence, et les parents s’agitaient autour de sa masse butée. Ils babillaient, alimentaient la conversation avec un enthousiasme faux, ils se relayaient pour fournir anecdotes et saillies qui provoquaient chez l’oncle un vague sourire. Ils devenaient de plus en plus futiles, ils devenaient baudruches errantes, ils se propulsaient dans la pièce, sans but, par l’air qui fuyait de leur bouche. La masse de l’oncle changeait toujours la gravité. On ne savait pas ce qu’il pensait, ni même s’il pensait, il se contentait d’être là et cela déformait l’espace. On sentait autour de lui le sol pencher, on ne se tenait plus droit, on glissait, et on devait s’agiter d’une façon un peu ridicule pour garder l’équilibre. Victorien en était fasciné, il aurait voulu comprendre ce mystère de la présence. Comment expliquer ces déformations de l’atmosphère à qui ne connaissait pas son oncle ? Il essayait parfois : il disait que son oncle l’impressionnait physiquement ; mais comme l’homme n’était ni grand, ni gros, ni fort, ni rien de particulier, une description dans ce sens tournait court. Il ne savait pas comment poursuivre, il n’en disait pas plus. Il aurait fallu dessiner ; non pas l’oncle, mais autour de lui. Le dessin a ce pouvoir, il est un raccourci qui montre, au grand soulagement du dire.

Intarissable, son père racontait les subtilités du commerce de guerre, ponctuant d’un coup de coude et d’un clin d’œil les moments forts où l’occupant était grugé par l’occupé, sans même le savoir. Que l’Allemand ne s’aperçoive de rien déclenchait ses plus gros rires. Victorien participa à la conversation ; ne pouvant faire état de son aventure sur le toit il raconta par le menu la guerre des Gaules. Il s’enflamma, inventa des précisions, cliquetis d’armes, galop de cavalerie, tintement de fer entrechoqué ; il disserta sur l’ordre romain, la force celtique, l’égalité des armes et l’inégalité de l’esprit, le rôle de l’organisation et l’efficience de la terreur. L’oncle écoutait avec un sourire affectueux. Finalement il posa la main sur le bras de son neveu. Cela le fit taire.

« Ceci a deux mille ans, Victorien.

— C’est plein d’enseignements qui ne vieillissent pas.

— En 1943 on ne raconte pas la guerre. »

Victorien rougit, et ses mains, qui avaient accompagné son récit, se posèrent sur la table.

« Tu es courageux, Victorien, et plein d’élan. Mais il faut que l’eau et l’huile se séparent. Quand le courage se sera séparé des enfantillages, et si c’est bien le courage qui reste à la surface, tu viendras me voir et nous parlerons.

— Je te trouverai où ? Et pour parler de quoi ?

— À ce moment tu le sauras. Mais souviens-toi : attends que l’eau et l’huile se séparent. »

Sa mère acquiesçait, son regard passant de l’un à l’autre, elle semblait recommander à son fils de tout écouter et de faire comme dirait son oncle. Son père partit d’un gros rire et servit de nouveau à boire.

On frappa, tous sursautèrent. Le père maintint sa bouteille inclinée au-dessus de son verre et le vin ne coulait pas. On frappa encore. « Mais va donc ouvrir ! » Le père hésitait encore, il ne savait pas quoi faire de sa bouteille, de sa serviette, de sa chaise. Il ne savait pas dans quel ordre s’en débarrasser, et cela l’immobilisait. On frappa plus fort, les coups précipités indiquaient un ordre, l’impatience du soupçon. Il ouvrit, dans l’entrebâillement se glissa l’îlotier au petit visage pointu. Ses yeux mobiles firent le tour de la pièce, et il sourit de ses dents trop grosses pour sa bouche.

« Vous en mettez un temps ! Je remonte de la cave. Je viens voir si tout va bien depuis l’alerte. Je fais le tour. Pour l’instant tout le monde est là. Heureusement que ce soir ce n’était pas pour nous, certains n’ont pas pu se mettre à l’abri. »

Tout en parlant il salua Madame d’un signe de tête, s’attarda sur Victorien avec son sourire qui montrait les dents, et quand il eut fini il faisait face à l’oncle. Il l’avait vu dès le début mais il savait attendre. Il le fixa, il laissa s’installer un léger malaise.