« Monsieur ? Vous êtes ?
— Mon frère, dit la mère avec un empressement coupable. Mon frère, qui est de passage.
— Il dort chez vous ?
— Oui. Nous lui avons improvisé un lit sur deux fauteuils. »
Il la fit taire d’un geste : il connaissait le ton d’excuse. Cette façon que les autres avaient de lui parler lui donnait tout son pouvoir. Il voulait un peu plus : il voulait que cet homme-là qu’il ne connaissait pas baisse les yeux et accélère le débit de sa voix, qu’il s’essouffle à lui parler.
« Vous êtes déclaré ?
— Non. »
La musique de la phrase indiqua qu’il avait fini. Le mot, bille d’acier, tomba dans le sable et n’irait pas plus loin. L’îlotier, habitué aux flots bavards que déclenchait un seul de ses regards, faillit perdre l’équilibre. Ses yeux s’agitèrent, il ne savait comment poursuivre. Dans ce jeu où il était le maître il fallait que chacun collabore. L’oncle ne jouait pas.
Salagnon père mit fin à la gêne en partant d’un rire jovial. Il attrapa un verre, le remplit, le tendit à l’îlotier. La mère poussa une chaise derrière lui, heurtant ses genoux, le forçant à s’asseoir. Il put baisser les yeux et sauver la face, sourire largement. Il goûta avec une moue appréciative ; on pouvait parler d’autre chose. Il trouva le vin excellent. Le père eut un sourire modeste et relut l’étiquette à voix haute.
« Bien sûr. Il en reste de cette année-là ?
— Deux, dont celle-ci. L’autre est pour vous puisque vous savez l’apprécier. Vous vous donnez assez de mal dans cet immeuble pour accepter une petite récréation. »
Il sortit une bouteille identique et la lui fourra dans les bras. L’autre fit mine d’en être embarrassé.
« Allons, ça me fait plaisir. Vous la boirez à notre santé, en vous souvenant que la maison Salagnon fournit toujours le meilleur. »
L’îlotier goûtait avec des bruits de langue. Il ne regardait surtout pas du côté de l’oncle.
« C’est quoi, votre rôle exactement ? » demanda alors celui-ci d’une voix innocente.
L’îlotier fit un effort pour se tourner vers lui, mais ses yeux instables avaient du mal à le fixer.
« Je dois veiller à l’ordre public ; veiller à ce que chacun habite chez soi, à ce que tout se passe bien. La police a d’autres tâches, elle n’y suffirait pas. Des citoyens sérieux peuvent l’aider.
— Vous effectuez une tâche noble, et ingrate. Il faut de l’ordre, n’est-ce pas ? Les Allemands l’ont compris avant nous ; nous finirons par le comprendre. C’est bien le manque d’ordre qui nous a perdus. Plus personne ne voulait obéir, tenir sa place, faire son devoir. L’esprit de jouissance nous a perdus ; et surtout celui des classes inférieures, encouragé par des lois imbéciles et laxistes. Ils ont préféré les mirages de la vie facile aux certitudes de la mort prévue. Heureusement que des gens comme vous nous ramènent à la réalité. Je vous rends hommage, monsieur. »
Il leva son verre et but, l’îlotier ne put faire autrement que de trinquer malgré le sentiment que ce discours alambiqué devait contenir quelques pièges. Mais l’oncle affichait un air modeste, que Victorien ne lui connaissait pas. « Tu parles sérieusement ? » souffla-t-il. L’oncle eut un sourire d’une gentille naïveté, qui jeta une gêne autour de la table. L’îlotier se leva en serrant sa bouteille contre lui.
« Je dois finir mon tour. Vous, demain, vous aurez disparu. Et je ne me serai aperçu de rien.
— Ne vous inquiétez pas, je ne vous causerai pas d’ennuis. »
Le ton, simplement le ton, chassait l’îlotier. Le père ferma la porte, colla son oreille, feignit de guetter un pas qui s’éloigne. Puis il revint à table en affectant la pantomime du pas de loup.
« Dommage, rit-il. Nous avions deux bouteilles, et à cause des malheurs de la guerre nous n’en avons plus qu’une.
— C’est là le problème. »
L’oncle savait mettre mal à l’aise en parlant peu. Il n’en rajoutait pas. Victorien sut qu’un jour il suivrait cet homme-là ou ses semblables, où qu’ils aillent ; jusqu’où ils iraient. Il suivrait ces hommes qui par la justesse musicale de ce qu’ils disent obtiennent que les portes s’ouvrent, que les vents s’arrêtent, que les montagnes se déplacent. Toute sa force sans but il la confiera à ces hommes-là.
« Tu n’étais peut-être pas obligé de la lui donner, dit la mère. Il serait bien parti tout seul.
— C’est plus sûr comme ça. Il est un peu redevable. Il faut savoir compromettre. »
La mère ne poursuivit pas. Elle eut juste un sourire un peu narquois, un peu vaincu, sur ses belles lèvres rouges de ce soir-là. Dans la guerre, elle au moins était à sa place car elle n’en avait pas changé ; pour elle, l’ennemi était bien le mari.
Derrière la Grande Institution s’étendait un parc enclos de murs, planté d’arbres. De l’intérieur on n’en voyait pas le bord tant il était grand, et on pouvait croire que les allées qui s’enfonçaient sous les arbres parvenaient jusqu’aux sommets bleutés qui flottaient au-dessus de leur feuillage. Si on suivait le cours des allées dans l’intention de traverser le parc, on marchait très longtemps entre des buissons mal taillés, sous des branches basses laissées à elles-mêmes, on traversait des massifs de fougères qui se referment au passage et des fondrières qui creusent les chemins abandonnés ; plus loin encore on longeait des bassins vides, des fontaines à sec couvertes de mousse, des pavillons fermés de chaînes mais dont les fenêtres béaient, et on parvenait enfin à ce mur, que l’on avait oublié à force d’éviter les branches et de s’enfoncer dans un matelas de feuilles. Le mur allait sans fin, très haut, et seules de petites portes que l’on avait du mal à trouver permettaient de sortir ; mais leurs serrures encroûtées de rouille ne permettaient plus de les ouvrir. Personne n’allait si loin.
La Grande Institution accordait aux scouts l’usage de son parc. Cela valait une forêt, mais plus sûre, et dans cette enclave de nature et de religiosité athlétique, tout le monde se moquait bien de ce qu’ils pouvaient faire, tant qu’ils n’en sortaient pas.
La patrouille se rassemblait dans la maison du garde, que l’on avait meublée de bancs d’église. La fonction de garde n’existait plus, la maison se délabrait, elle accumulait du froid d’année en année. Les petits scouts en culottes courtes grelottaient en soufflant de la buée. Ils frottaient leurs mains sur leurs genoux et attendaient que soit donné le signal du grand jeu, qu’ils puissent enfin se réchauffer en s’agitant. Mais ils devaient attendre, et écouter le préambule du jeune prêtre à barbe fine, de ceux qui relevaient leur soutane dans la cour de l’Institution pour jouer avec eux au foot.
Il parlait toujours avant, et ses préliminaires étaient trop longs. Il leur fit un exposé des vertus de l’art gymnique. Pour les petits scouts aux genoux nus cela ne signifiait que « gymnastique », un synonyme pédant de « sport », et ils continuaient de grelotter patiemment, bien persuadés que l’exercice réchauffe et impatients de s’y mettre. Salagnon seul remarquait l’insistance avec laquelle le jeune prêtre employait ce terme de « gymnique » auquel il semblait tenir. À chaque occurrence sa voix restait suspendue, Salagnon acquiesçait d’un signe de tête, et les yeux du jeune prêtre prenaient un bref éclat métallique, comme une fenêtre que l’on ouvre et qui prend juste un instant l’éclat du soleil ; on ne le voit pas, c’est trop court pour qu’on l’aperçoive, mais on en sent l’éblouissement, sans que l’on sache d’où il vient.
Les petits scouts indifférents attendaient la fin du discours. Dans leur piètre équipement ils avaient froid comme s’ils avaient été nus. Dans cet après-midi d’hiver rien ne pouvait les vêtir, sauf bouger, courir, s’agiter d’une façon ou d’une autre. Seul le mouvement pouvait les protéger de l’intromission du gel, et ce mouvement on le leur interdisait.