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Derrière l’Allemand il conclut d’un clin d’œil appuyé. Salagnon père lui rendit son clin d’œil et se tourna vers l’officier.

« Je suis soulagé. Tout est si complexe maintenant… » Ses lèvres frémissaient de retenir un sourire. « Une erreur est toujours possible et ses conséquences en temps de guerre sont incalculables. Accepteriez-vous un verre de mon meilleur cognac ?

— Nous allons nous retirer sans rien accepter. Nous n’étions pas invités à l’apéritif, cher monsieur : nous vous imposions un contrôle. »

Le fonctionnaire referma sa serviette et enfila son manteau, aidé par un Salagnon inquiet qui n’osait plus rien dire. Que l’Allemand ne veuille rien prendre de ce qu’il puisse offrir le déstabilisait.

Le soldat revenu de l’entrepôt s’époussetait et rattacha avec soin la jugulaire de son casque. L’officier mains dans le dos faisait quelques pas distraits en attendant la fin du rhabillage. Il s’arrêta derrière Victorien, se pencha sur son épaule et pointa son doigt ganté sur une ligne.

« Ce verbe demande un accusatif plutôt que le datif, jeune homme. Vous devez faire attention aux cas. Vous autres Français, vous vous trompez souvent. Vous ne savez pas décliner, vous n’en avez pas la même habitude que nous. »

Il tapotait la ligne pour rythmer ses conseils et son geste déplaça la feuille. Il vit le croquis dans la marge du brouillon, le soldat de garde posé comme une borne, l’officier vu de dos en oiseau désabusé, le fonctionnaire courbé sur le livre, lunettes sur le nez mais regard par-dessus, et Salagnon père souriant lui envoyant un clin d’œil. Victorien rougit, ne fit aucun geste pour cacher, il était trop tard. L’officier posa sa main sur son épaule et serra.

« Traduis avec soin, jeune homme. Les temps sont difficiles. Consacre-toi à l’étude. »

Sa main s’envola, il se redressa, dit un ordre sec en allemand et tous ensemble ils partirent ; lui devant et les deux soldats fermant la marche d’un pas régulier. Sur le seuil il se retourna vers Victorien. Sans sourire il lui fit un clin d’œil et disparut dans la nuit. Salagnon père ferma la porte, attendit en silence quelques instants puis trépigna de joie.

« On les a eus ! Ils n’y ont vu que du feu. Victorien, tu as du talent, ton œuvre est parfaite !

— Sait-on pourquoi on survit à la bataille ? Le plus rarement par bravoure, souvent par indifférence ; indifférence de l’ennemi qui préféra par caprice frapper un autre, indifférence du sort qui cette fois-ci nous oublia.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— C’est le texte que je traduis.

— Ce sont des âneries tes vers latins. Les plus malins survivent, rien de plus. Un peu de chance, du bagout, et on tient le bon bout. Laisse tes Romains à leurs tombeaux et va faire quelque chose d’utile. De la comptabilité par exemple. »

Victorien continua son travail sans plus oser regarder son père. Ce clin d’œil resterait toujours pour lui le pire souvenir de cette guerre.

L’oncle revint, il dîna et dormit, et repartit au matin. On n’osa pas lui parler du contrôle. On devinait que lui dire que tout se passait bien ne lui aurait pas fait plaisir, aurait provoqué son mépris, voire sa colère. L’oncle était brutal, l’époque le voulait ; les temps n’étaient plus aux tendres. Le monde entier depuis quinze ans connaissait une augmentation progressive de la gravité. Dans les années quarante ce facteur physique atteignit une intensité difficilement supportable pour l’être humain. Les tendres en souffraient davantage. Ils s’affaissaient, devenaient mous, perdaient leurs limites et collaient, ils finissaient en compost, qui est la purée nutritive idéale pour d’autres qui poussent plus vite, plus violemment, et gagnent ainsi la course au soleil.

L’oncle avait fait cette guerre pendant les deux mois où la France y avait participé. On lui avait confié un fusil, qu’il entretenait, contrôlait et graissait chaque soir, mais il n’avait tiré aucun coup de feu en dehors de l’enclos des champs de tir derrière la ligne Maginot. Il passa les trois quarts d’une année dans un blockhaus. L’arme à la bretelle il garda des fortifications si bien agencées qu’elles ne furent jamais prises. La France fut prise, pas ses murailles qui furent dignes de Vauban, qui furent abandonnées sans le moindre impact sur leur beau béton camouflé.

Dedans c’était bien. On avait tout prévu. Pendant la guerre d’avant on avait trop souffert de l’improvisation. Les tranchées avaient été un tel chaos de boue, un tel sommet d’inorganisation, tellement minables par rapport aux autres, on avait tant admiré les tranchées adverses une fois qu’on les eut prises, si propres, si étayées, si bien drainées, que l’on avait décidé de combler ce retard. Tous les problèmes qu’avait posés la guerre précédente furent méthodiquement résolus. En 1939 la France était prête à affronter dans d’excellentes conditions les batailles de 1915. Du coup, l’oncle vécut plusieurs mois sous terre dans des chambrées plutôt propres, sans rats, et moins humides que les cagnas d’argile où avait moisi son père ; moisi réellement, avec des champignons qui lui poussaient entre les orteils. Ils alternaient alertes, exercices de tir et bains de soleil dans une cave à UV où l’on entrait avec des lunettes noires. La médecine militaire estimait qu’au vu de la protection dont jouissaient les garnisons, le rachitisme serait bien plus meurtrier que les balles ennemies.

Aux premiers jours de mai, on les déplaça dans une zone forestière moins fortifiée. Le temps convenait aux travaux des bois, la terre restait sèche et sentait bon quand on la creusait. Ils s’enterrèrent autour d’artilleurs qui avaient caché leurs tubes dans des trous tapissés de rondins. À la mi-mai, sans jamais avoir rien entendu d’autre que les plaisanteries des copains, les oiseaux chanter ou le vent bruire dans les feuilles, ils apprirent qu’ils étaient débordés. Les Allemands avançaient dans un vacarme de moteurs et de bombes dont ils n’avaient pas la moindre idée, eux qui s’étendaient pour la sieste sur la mousse des sous-bois. Leurs officiers à mi-mots leur conseillèrent de partir, et en deux jours, par fragments, par copeaux, le régiment disparut.

Ils marchèrent sur les routes de campagne par groupes de plus en plus petits, de plus en plus distants les uns des autres, et enfin ils ne furent plus que quelques-uns, les potes, à marcher plus ou moins vers le sud-ouest sans rencontrer personne. Sauf parfois une voiture en panne sèche au bord de la route, ou une ferme abandonnée dont les habitants étaient partis des jours auparavant, laissant des animaux qui erraient dans les cours de terre battue.

La France était silencieuse. Sous un ciel d’été, sans vent, sans voitures, rien que leurs pas sur les gravillons, ils marchèrent sur les routes bordées d’arbres, entre des haies, embarrassés de leurs armes et de leurs uniformes. En mai 1940 il faisait merveilleusement chaud, la grande capote réglementaire les gênait, les bandes molletières collaient à leurs jambes, le calot de grosse toile provoquait la sueur sans l’absorber, les longs fusils ballottaient, se cognaient, et servaient difficilement de cannes. Ils jetèrent tout au fur et à mesure dans les fossés, ils marchèrent en pantalon libre, en bras de chemise, tête nue ; même leurs armes ils s’en débarrassèrent, car qu’en auraient-ils fait ? La rencontre d’une section ennemie les aurait tués. Certains d’entre eux auraient bien fait un carton sur des isolés mais, vu l’organisation des autres, ce petit plaisir ils l’auraient payé cher ; et même les plus hâbleurs savaient bien que ce n’était qu’une façon de dire, une façon de ne pas perdre la face ; verbalement, car la face ils l’avaient bien perdue. Alors ils jetaient leurs armes après les avoir rendues inutilisables par acquit de conscience, pour obéir une dernière fois au règlement militaire, et ils allaient plus légers. Quand ils passaient devant une maison vide ils fouillaient les placards et se servaient en vêtements civils. Peu à peu ils n’eurent plus rien de soldats, leur ardeur avait fondu comme le givre au matin, et ils ne furent plus qu’un groupe de jeunes gens fatigués qui rentraient chez eux. Certains coupèrent des bâtons, d’autres avaient une veste posée sur le bras, et c’était une excursion, sous le beau soleil de mai, sur les routes désertes de la campagne lorraine.