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J’ai toujours regardé des films de guerre. J’aime bien, assis dans le noir, voir les films d’hélicoptères, avec le son du canon et le déchirement des mitrailleuses. C’est futuriste, beau comme du Marinetti, ça excite le petit garçon que je suis resté, petit, et garçon, et pan ! et pan ! et pan ! C’est beau comme de l’art brut, c’est beau comme les œuvres dynamokinétiques de 1920, mais avec en plus un gros son qui cogne, qui soulève les images, qui ravit le spectateur en le plaquant dans son siège par effet de souffle. J’aimais les films de guerre, mais celui-là, que je vis des années plus tard, me fit froid dans le dos, à cause des noms, et des chiffres.

Oh, comme le cinéma montre bien les choses ! Regardez ! Regardez comme deux heures montrent bien plus que des jours et des jours de télévision ! Image contre image : les images cadrées font rendre gorge au flot d’images. Le cadre fixe projeté au mur, ouvert sans ciller comme un œil d’insomniaque dans la nuit de sa chambre, permet à la réalité d’apparaître enfin, par effet de lenteur, de scrutation, de fixité impitoyable. Regardez ! Je me tourne vers le mur et je les vois, mes reines, disait-il, celui qui arrêta d’écrire, et qui toujours eut les pratiques sexuelles d’un adolescent. Il aurait aimé le cinéma, celui-là.

On est assis dans des fauteuils capitonnés dont le dossier est une coque, la lumière s’atténue, le siège surmonte les nuques et dissimule ce que l’on fait, ce que l’on pense par gestes. Par la fenêtre qui s’ouvre devant — et parfois encore on lève un rideau avant de projeter des images —, par cette fenêtre on voit le monde. Et lentement dans le noir je glisse ma main très douce dans l’anfractuosité de l’amie qui m’accompagne, et sur l’écran je vois ; je comprends enfin.

Je ne sais plus le nom de celle qui m’accompagnait alors. C’est une étrangeté de savoir si peu avec qui on couche. Mais je n’ai pas la mémoire des noms, et le plus souvent nous faisons l’amour en fermant les yeux. Moi, du moins ; et je ne me souviens plus de son nom. Je le regrette. Je pourrais me forcer, ou l’inventer. Personne n’en saurait rien. Je prendrais un nom banal pour faire vrai, ou bien un nom rare, pour faire bijou. J’hésite. Mais cela ne changerait rien d’inventer un nom ; ça ne changerait rien à l’horreur fondamentale de l’absence, et de l’absence d’absence. Car le cataclysme le plus terrifiant, le plus destructeur est bien celui-ci : l’absence que l’on ne remarque pas.

Dans ce film que je vis et qui m’effraya, dans ce film d’un auteur connu qui passa en salle, qui fut édité en DVD, que tout le monde vit, l’action se passait en Somalie, c’est-à-dire nulle part. Des forces spéciales américaines devaient traverser Mogadiscio, s’emparer d’un type, et revenir. Mais les Somaliens résistaient. Et les Américains se faisaient tirer dessus, et ils tiraient en retour. Cela faisait des morts, dont beaucoup d’Américains. Chaque mort américain était vu avant, pendant, après l’événement de sa fin, il mourait lentement. Ils mouraient un par un, avec un peu de temps pour eux au moment de mourir. Par contre les Somaliens mouraient comme au ball-trap, en masse, on ne les comptait pas. Quand les Américains se furent retirés, il en manquait un, prisonnier, et un hélicoptère alla au-dessus de Mogadiscio pour dire son nom, sono à fond, lui dire qu’on ne l’oubliait pas. À la fin, le générique donna le nombre et le nom des dix-neuf morts américains, et annonça qu’au moins mille Somaliens furent tués. Ce film-là ne choque personne. Cette disproportion ne choque personne. Cette dissymétrie ne choque personne. Bien sûr, on a l’habitude. Dans les guerres dissymétriques, les seules auxquelles l’Occident prend part, la proportion est toujours la même : pas moins de un à dix. Le film est tiré d’une histoire vraie — évidemment, cela se passe toujours comme ça. Nous le savons. Dans les guerres coloniales on ne compte pas les morts adverses, car ils ne sont pas morts, ni adverses : ils sont une difficulté du terrain que l’on écarte, comme les cailloux pointus, les racines de palétuviers, ou encore les moustiques. On ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas.

Après la destruction de la quatrième armée du monde, imbécillité journalistique que l’on répétait en chaîne, soulagés de voir revenir presque tout le monde, nous oubliâmes tous ces morts comme si la guerre effectivement n’avait pas eu lieu. Les morts occidentaux étaient morts par accident, on sait qui c’était et on s’en souviendra ; les autres ne comptent pas. Il fallut le cinéma pour me l’apprendre : la destruction des corps à la machine s’accompagne d’un effacement des âmes dont on ne s’aperçoit pas. Lorsque le meurtre est sans trace le meurtre lui-même disparaît ; et les fantômes s’accumulent, que l’on est incapable de reconnaître.

Ici, précisément ici, je voudrais élever une statue. Une statue de bronze par exemple car elles sont solides et on reconnaît les traits du visage. On la poserait sur un petit piédestal, pas trop haut pour qu’elle reste accessible, et on la borderait de pelouses permises pour que tous puissent s’asseoir. On la poserait au centre d’une place fréquentée, là où la population passe et se croise et repart dans toutes les directions.

Cette statue serait celle d’un petit homme sans grâce physique qui porterait un costume démodé et d’énormes lunettes qui déforment son visage ; on le montrerait tenir une feuille et un stylo, tendre le stylo pour que l’on signe la feuille comme les sondeurs dans la rue, ou les militants qui veulent remplir leur pétition.

Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais élever une statue à Paul Teitgen.

Physiquement rien en lui n’impressionne. Il était fragile, et myope. Quand il arriva prendre sa fonction à la préfecture d’Alger, quand il arriva avec d’autres réadministrer les départements d’Afrique du Nord laissés à l’abandon, à l’arbitraire, à la violence raciale et individuelle, quand il arriva, il vacilla de chaleur à la porte de l’avion. Il se couvrit en un instant de sueur malgré le costume tropicalisé acheté dans la boutique pour ambassadeurs du boulevard Saint-Germain. Il se tamponna le front avec un grand mouchoir, ôta ses lunettes pour en essuyer la vapeur, et il ne vit plus rien ; juste l’éblouissement de la piste et des ombres, les costumes sombres de ceux qui étaient venus l’accueillir. Il hésita à se retourner, à repartir, puis il remit ses lunettes et descendit la passerelle. Son costume collait sur toute l’étendue de son dos et il s’en fut, presque sans rien voir, sur le ciment ondulant de chaleur.

Il prit ses fonctions et les remplit bien au-delà de ce qu’il avait imaginé.

En 1957 les parachutistes eurent tous les pouvoirs. Des bombes explosaient dans la ville d’Alger, plusieurs par jour. On leur donna l’ordre de faire cesser l’explosion des bombes. On ne leur indiqua pas la marche à suivre. Ils revenaient d’Indochine, alors ils savaient courir dans les bois, se cacher, se battre et tuer de toutes les façons possibles. On leur demanda que les bombes n’explosent plus. On les fit défiler dans les rues d’Alger, où les Européens en foule les acclamèrent.

Ils commencèrent d’arrêter les gens, des Arabes, presque tous. À ceux qu’ils arrêtaient ils demandaient s’ils fabriquaient des bombes ; ou s’ils connaissaient des gens qui fabriquaient des bombes ; ou sinon s’ils connaissaient des gens qui en connaissaient ; et ainsi de suite. Si on demande avec force et à beaucoup de gens, on finit par trouver. On finit par prendre celui qui fabrique les bombes, si on interroge tout le monde avec force.