Derrière certaines portes entrouvertes nous voyions des gens assis autour de tables qui mangeaient en silence, ou qui dormaient allongés dans des lits profonds entre de gros coussins et sur des courtepointes à carreaux. Nous marchions beaucoup et sur un palier nous fîmes un tas de nos sacs. L’officier qui nous dirigeait nous indiquait les lieux où nous établir. Nous nous couchâmes derrière les sacs, fatigués, et lui seul restait debout. Maigre, jambes écartées, il tenait ses poings sur ses hanches, gardait toujours ses manches retroussées ; et son simple équilibre assurait notre défense. Nous barricadâmes les escaliers, nous fîmes un rempart de nos sacs, mais l’ennemi était dans les murs. Je le savais car plusieurs fois je vis par ses yeux. Je nous voyais en contrebas, par des fissures du plafond. Je ne donnais aucun nom à cet ennemi puisque je ne le vis jamais. Je voyais par lui. Je savais dès le début que cette guerre confinée était celle d’Indochine. Nous fûmes attaqués, nous étions en permanence attaqués, l’ennemi déchirait le papier peint, jaillissait des cloisons, tombait du plafond. Je ne me souviens pas d’armes ni d’explosions, juste de cette déchirure et de ce surgissement, du jaillissement du danger hors des cloisons et des plafonds qui nous confinaient. Nous étions débordés, nous étions héroïques, nous nous repliions sur des portions étroites du palier, derrière nos sacs, notre officier poings aux hanches restait toujours debout et nous indiquait d’un coup de menton où être lors des différents épisodes de l’invasion.
Je me débattis durant ce rêve et je me réveillai enduit d’une sueur qui sentait le vin qui s’évapore. Dans la journée qui suivit je ne pus me défaire de l’image étouffante d’une maison qui se refermait, et de l’arrogance de cet officier élancé, toujours debout, qui nous rassurait.
Quand la violence du rêve se fut dissipée, ce qui me resta fut le « nous » du récit. Un « nous » indécis parcourait ce rêve, parcourait le récit que j’en faisais et décrivait, faute de mieux, le point de vue général selon lequel le rêve avait été vécu. Car on vit les rêves. Le point de vue duquel il avait été vécu était général. J’étais parmi les militaires qui marchaient sac au dos, j’étais parmi les militaires couchés derrière leurs sacs qui tentaient de se protéger et se repliaient encore, mais j’étais aussi dans le regard subreptice qui les guettait dans les murs, j’étais dans le souffle d’ensemble qui me permettait d’en faire le récit. Le seul que je n’étais pas, le seul que n’intégrait pas ce « nous » et qui gardait son « il » était l’officier maigre toujours debout et sans armes, dont l’œil clair savait tout lire et dont l’ordre nous sauvait. Nous sauvait.
« Nous » est performatif ; « nous » à sa seule prononciation crée un groupe ; « nous » désigne une généralité de personne comprenant celui qui parle, et celui qui parle peut parler en leur nom, leurs liens sont si forts que celui qui parle peut parler pour tous. Comment ai-je pu dans la spontanéité de mon rêve employer un « nous » à ce point irréfléchi ? Comment puis-je vivre le récit de ce que je n’ai pas vécu, et que je ne connais même pas ? Comment puis-je moralement dire « nous » alors que je sais bien que des actes horribles furent commis ? Et pourtant « nous » agissait, « nous » savait, et je ne pouvais le raconter autrement.
Quand j’émergeais de mes siestes éthyliques je lisais des livres, je voyais des films. Dans la chambre que j’occupais sous les toits j’étais libre jusqu’au soir. Je voulus tout apprendre de ce pays perdu dont il ne reste qu’un nom, un mot seul avec majuscule, habité d’une vibration douce et maladive, conservé au fond du langage. J’appris ce que l’on peut apprendre sur cette guerre de peu d’images, car peu furent faites, et beaucoup furent détruites, et celles qui restaient ne se comprenaient pas, cachées par celles, si nombreuses et si faciles à lire, de la guerre américaine.
Comment appeler ces gens qui marchaient en file dans la forêt, avec des sacs à dos anciens de toile bise, les mêmes que je portais enfant car mon père m’avait légué celui qu’il portait enfant ? Faut-il les appeler les Français ? Mais qui serais-je alors ? Faut-il les appeler « nous » ? Suffirait-il alors d’être français pour être concerné par ce que firent d’autres Français ? La question semble oiseuse, elle est grammaticale, elle consiste à savoir de quel pronom on désigne ceux qui marchaient dans la forêt, avec des sacs dont j’ai senti au creux de mon dos d’enfant l’armature métallique. Je veux savoir avec qui je vis. Avec ces gens je partageais la langue, et c’est bien ce que l’on partage avec ceux que l’on aime. Avec eux je partageais des lieux, nous allâmes dans les mêmes rues, nous allâmes ensemble à l’école, nous entendîmes les mêmes histoires, nous mangeâmes ensemble certains plats que d’autres ne mangent pas, et nous trouvions ça bon. Nous parlâmes ensemble la seule langue qui vaille, celle que l’on comprend avant de réfléchir. Nous sommes les organes du même grand corps réuni par les caresses de la langue. Qui sait jusqu’où s’étend ce grand corps ? Qui sait ce que fait la main gauche pendant que la droite est occupée de caresses ? Que fait tout le reste quand l’attention est prise par les caresses de la langue ? me disais-je en caressant l’anfractuosité de celle qui était étendue contre moi. J’ai oublié son nom ; c’est étrange de savoir si peu avec qui on dort. C’est étrange mais la plupart du temps, étendu contre l’autre, nous fermons les yeux, et quand nous les ouvrons au hasard nous sommes bien trop près pour reconnaître ce visage. On ne sait pas qui est « nous », on ne sait pas décider de la grammaire, alors ce qui ne peut se dire, on le tait. Et ces gens qui marchent dans la forêt, on n’en parlera pas plus que du nom de celle allongée contre soi, que l’on oubliera.
On le sait si peu qui est auprès de soi. C’est terrifiant. Il importe d’essayer de savoir.
Je revis plusieurs fois l’homme au journal étalé. Je ne connaissais pas son nom mais cela n’avait pas d’importance dans ce café perdu. Chacun des habitués n’était qu’une ritournelle, chacun n’existait que par son détail que l’on répétait ; ce détail qui repasse, toujours le même, permettait d’être reconnu, aux autres de rire, et à tous de boire un verre. L’alcool est le carburant parfait pour de telles machines. Il explose, et le réservoir est vite vide. Départ brutal ; pas d’autonomie ; on recharge. Lui était l’ancien d’Indochine qui étalait son journal aux heures de pointe, et que personne ne dérangeait ; moi, le jeune homme sur la mauvaise pente qui ne se déplaçait pas sans son caddie de mémé, et qui tous les jours à treize heures allait se le faire remplir : on en faisait sans se lasser des blagues à double sens.
Cela pouvait durer longtemps. Cela pouvait durer jusqu’à épuisement. Cela pouvait durer jusqu’à son vieillissement et sa mort car il était bien plus âgé que moi, cela pouvait durer jusqu’à ma dégradation d’un degré supplémentaire, où je n’aurais plus l’argent, ni la force, ni l’élocution pour venir encore tenir ma place, plus la force de m’asseoir avec les autres sur l’étagère où nous sommes rangés en attendant la fin. Cela pouvait durer longtemps car ce genre de vie s’organise pour ne pas changer. L’alcool conserve le vivant dans la dernière posture qu’il se donne, on le sait bien dans les muséums où l’on conserve dans des bocaux le corps de ceux qui ont été vivants.