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Mais dimanche nous sauva.

Certains s’ennuient le dimanche et le fuient, mais ce jour vide est la condition du mouvement ; il est l’espace conservé pour qu’advienne un changement. Dimanche je connus son nom ; et ma vie prit un autre tour.

Ce dimanche où j’appris son nom je me promenais au bord de la Saône dans le Marché aux Artistes. L’intitulé me fait rire, il résume bien ce dont il s’agit : une brocante des pratiques de l’art.

Que faisais-je là ? J’ai connu des jours meilleurs, je l’expliquerai un jour, j’ai eu des lettres, j’ai eu du goût, j’ai aimé les arts et m’y connaissais un peu. J’en garde un grand désabusement mais pas d’aigreur, et je comprends au plus profond l’aphorisme de Duchamp « Même le pet d’un artiste est de l’art ». Cela me paraît définitif ; cela sonne comme une boutade mais décrit à la perfection ce qui anime les peintres, et ceux qui viennent les voir.

Au Marché aux Artistes on ne trouve rien de très cher mais rien de très beau. On lentibardane sous les platanes, on regarde sans hâte les œuvres de ceux qui exposent, et ceux-ci derrière leur table toisent la tourbe des badauds qui glissent, de plus en plus méprisants à mesure qu’on ne leur achète rien.

Je préfère ici au monde clos des galeries, car ce qui est exposé est clairement de l’art : de la peinture sur toile, réalisée selon des styles connus. On reconnaît ce que l’on sait, on peut évacuer le sujet, et derrière les toiles indiscutables guette l’œil fiévreux des artistes. Ceux-là qui exposent se montrent eux-mêmes ; ils viennent sauver leur âme car ils sont artistes, pas badauds ; quant aux badauds, ils sauvent leur âme en venant voir des artistes. Celui qui peint sauve son âme à condition qu’on lui achète, et acheter sa peinture procure des indulgences, quelques heures de paradis gagnées sur la damnation quotidienne.

J’allais et m’amusais de vérifier, encore et encore, que les artistes ressemblent à leur œuvre. Paresseusement on croit à l’inverse, par un sainte-beuvisme de bazar : l’artiste s’exprimerait et donnerait forme à son œuvre, et celle-ci donc le refléterait. Allons ! Un tour sous les platanes du Marché aux Artistes révèle tout ! L’artiste ne s’exprime pas — car que dirait-il ? : il se construit. Et ce qu’il expose, c’est lui. Derrière son étal il s’expose au vu des badauds qu’il envie et méprise, sentiments qu’ils lui renvoient bien, mais autrement, à l’envers, et ainsi tout le monde est content. L’artiste fabrique son œuvre, et en retour l’œuvre lui donne la vie.

Regardez ce grand type maigre qui fait de terribles portraits à grandes touches d’acrylique : chacun est lui sous différents angles. Assemblez-les, ils le montrent tel qu’il voudrait être. Et ce qu’il voudrait est.

Regardez celui qui peint avec soin des aquarelles trop vives, trop tranchées, dont les couleurs crient, dont les masses articulent distinctement. Il est sourd et entend très mal ce que disent les curieux, il peint le monde tel qu’il l’entend.

Regardez cette femme très jolie qui ne peint que des portraits de belles femmes. Toutes lui ressemblent, et avec les années elle s’habille de mieux en mieux, se fane, et ces femmes peintes sont d’une beauté de plus en plus tapageuse. D’une façon prévisible elle signe « Doriane ».

Regardez ce Chinois timide qui propose des peintures d’une extrême violence, des visages en gros plan profondément défoncés de coups de brosse. Il ne sait jamais où mettre ses mains énormes et s’en excuse d’un sourire charmant.

Regardez celui-ci qui peint des miniatures sur des planches de bois ciré. Il arbore une coupe au bol que l’on ne voit que dans les marges des manuscrits, il a un teint de cire, et son répertoire de gestes se réduit progressivement jusqu’à n’être que celui de la statuaire médiévale.

Regardez cette grande femme aux cheveux noirs teints, qui eut de meilleures années, qui maintenant se flétrit mais reste droite et l’œil étincelant. Elle peint des corps enchevêtrés d’un trait souple d’encre de Chine, d’un érotisme assuré qui ne déroge pas, mais sans débordement.

Regardez cette Chinoise assise au milieu de toiles décoratives. Ses cheveux entourent ses épaules d’un rideau de soie noire qui est l’écrin de sa bouche d’un rouge éblouissant. Sa peinture clinquante n’est que de peu d’intérêt, mais quand elle s’assoit entre ses toiles elles deviennent le fond parfait du pourpre profond de ses lèvres.

J’allais, et je le reconnus, je reconnus sa raideur et sa grande taille. Il brandissait sa belle tête d’homme maigre comme plantée au bout d’une pique. Je reconnus de loin son profil épuré, ses cheveux blancs en brosse courte, son nez bien droit qui désignait l’avant. Son nez montrait un tel allant que ses yeux pâles semblaient en retard, hésitants. Son ossature était action, mais ses yeux contemplatifs.

Nous nous saluâmes d’un signe de tête, ne sachant pas jusqu’où devraient aller nos gestes et nos paroles en dehors de la routine du comptoir. Nous étions en civil en quelque sorte : mains dans les poches, debout, parlant avec mesure, sans avoir bu, sans verre à prendre, en dehors de l’habitude. Il me fixait. Dans ses yeux transparents je ne lisais que la transparence, il me semblait parvenir jusqu’à son cœur. Je ne savais que dire. Alors je feuilletai les feuilles d’aquarelle posées devant lui.

« Vous ne ressemblez pas du tout à un peintre, dis-je machinalement.

— C’est qu’il me manque la barbe. Sinon j’ai des pinceaux.

— Très beau, très beau », disais-je poliment en feuilletant, et je réalisai que je disais vrai. Je regardai enfin. J’avais cru à des aquarelles mais tout était peint à l’encre. Techniquement il s’agissait de lavis monochromes, réalisés à l’aide de dilutions d’encre de Chine. Du noir profond de l’encre pure il tirait une telle variété de nuances, des gris si divers, si transparents, si lumineux, que tout était là, couleurs comprises, même absentes. Avec du noir il faisait de la lumière, et de la lumière le reste découle. Je relevai la tête et l’admirai d’avoir réalisé cela.

En m’approchant de son étal je m’étais attendu à ce que produisent ceux qui se remettent à la peinture sur le tard, plus ou moins pour s’occuper. Je m’étais attendu à des paysages et des portraits d’une exactitude bien mesurée, à des fleurs, à des animaux, à tout ce que l’on croit pittoresque et que le peuple innombrable des amateurs s’obstine à reproduire, avec toujours plus de précision et toujours moins d’intérêt. Et puis je touchai les grandes feuilles qu’il avait peintes à l’encre, je les pris entre mes doigts une par une, des doigts de plus en plus délicats et sûrs, et je sentis leur poids, je sentis leur fibre, je les plaçai sous mon regard et ce fut une caresse. Je feuilletai en respirant à peine cette explosion de gris, ces fumées transparentes, ces grandes plages de blanc préservé, ces masses de noir absolument obscur qui pesaient sur l’ensemble de leur poids d’ombre.

Il en proposait des cartons pleins, mal rangés, mal fermés, à des prix ridicules. Les dates s’étendaient sur le dernier demi-siècle, il avait utilisé les papiers les plus divers, à aquarelles, à dessins, mais aussi d’emballage, des bruns et des blancs de toutes nuances, des vieux fibreux qui s’abîmaient et de tout neufs juste sortis d’une boutique pour artistes.

Il peignait d’après nature. Les sujets n’étaient que prétexte à la pratique de l’encre mais il avait vu ce qu’il avait peint. On pouvait reconnaître des montagnes caillouteuses, des arbres tropicaux, des fruits étranges ; des femmes penchées dans un paysage de rizière, des hommes en djellaba flottante, des villages de montagne ; des traces de brouillard sur des collines pointues, des fleuves bordés de forêt. Et des hommes en uniforme, beaucoup, héroïques et maigres, dont certains allongés, visiblement morts.