— Peut-être, monsieur le gouverneur.
— Avez-vous pensé à signaler la chose au commissariat ?
— Oui, monsieur le gouverneur.
— On n’avait rien rapporté ?
— Non, monsieur le gouverneur, mais je pense qu’il était encore trop tôt quand je suis passé. Maintenant, peut-être.
— Si vous alliez voir ?
— Oui, monsieur le gouverneur.
Le baron de Roquevaire, pivota sur les talons et s’apprêtait à sortir du cabinet. Il s’arrêta une seconde pour demander :
— Aura-t-on besoin, monsieur le gouverneur, d’aller aux caves aujourd’hui ?
— Non, pas aujourd’hui, c’est heureux car, sans cela le scandale serait inévitable, mais enfin, demain, après-demain, d’un moment à l’autre… Il faut que cette clef se retrouve.
M. de Roquevaire s’éloignait, fort ennuyé, mais certainement moins contrarié encore que le gouverneur général de la Banque, qui voyait, faisant suite à cet incident, une série d’histoires, de scandales, choses dont il avait particulièrement horreur.
Or, derrière M. de Roquevaire, c’était M. Tissot, censeur de la Banque de France qui s’introduisait auprès du gouverneur général.
— Mon cher ami, disait M. Tissot, en secouant cordialement la main du gouverneur, je viens vous voir de bonne heure, ce matin, pour vous proposer si vous n’aviez rien de mieux à faire, d’aller visiter nos réserves, pour nous assurer de la frappe.
— Mon bon, interrompit le gouverneur, vous tombez aussi mal que possible. Il y a une clef de perdue.
M. Tissot sursauta.
— Une clef de perdue ? Une clef des caves ? Vous avez perdu la vôtre ?
— Non, pas moi, répliqua le gouverneur, c’est Roquevaire.
— Ah bigre !
***
À midi, M. Tissot, ainsi que chaque jour, regagnait pour déjeuner, l’appartement qu’il occupait, rue des Pyramides, et qui était l’appartement le plus paisible et aussi le plus élégant qui fût. Censeur de la Banque de France, c’est-à-dire nanti d’un titre des plus honorifiques, M. Tissot, qui possédait une grosse fortune, qui gagnait encore de beaux appointements et qui n’avait à peu près rien d’autre à faire qu’à dépenser le plus d’argent possible, pouvait représenter aux yeux du plus commun le type parfait de l’homme heureux. Il était marié à une jolie femme charmante, intelligente, il n’avait point d’enfants, aucun souci ne le hantait à part celui, à heures fixes, de faire de bons déjeuners, car il était gourmand.
M. Tissot rentrant chez lui songeait à l’aventure qui venait de mettre le gouverneur de la Banque de France en si grand émoi.
— Roquevaire a perdu sa clef, murmurait Tissot. Mon Dieu, qu’il doit être ennuyé ce pauvre Roquevaire. Aussi bien c’est une histoire peu amusante. Si même cette clef ne se retrouvait pas, je me demande comment on en sortirait. Sans doute Châtel-Gérard et moi nous avons la nôtre, mais il faut la réunion des trois clefs pour ouvrir les portes des caves. Donc, il faudrait changer les serrures en entier. Ah, cela en ferait un potin ! Inévitablement de Roquevaire devrait démissionner et peut-être même Châtel-Gérard.
Tous les matins, une somptueuse automobile venait chercher à la Banque M. Tissot, pour le ramener à son domicile, mais très souvent, M. Tissot renvoyait sa voiture, préférant rentrer à pied et prendre un peu de mouvement.
Il avait fait ce matin-là le trajet à pied et arrivait à midi chez lui.
— Madame est-elle rentrée, Jean ? questionnait Tissot, en tendant au valet de chambre sa pelisse et son haut-de-forme.
— Madame n’est point encore là, monsieur.
— Bien, vous la prierez de passer me voir dans mon cabinet dès qu’elle arrivera.
Tissot suivit une longue galerie, traversa un fumoir, un petit salon et atteignit son cabinet de travail.
— J’ai encore une demi-heure avant de déjeuner, songea le censeur de la Banque, je puis fumer un bon cigare.
Il allait allumer un havane en dépit des ordonnances de son médecin, lorsque soudain, il s’approcha de sa bibliothèque.
— Ce pauvre de Roquevaire, répéta-t-il machinalement, ce qu’il doit être embêté avec sa clef perdue.
Le censeur de la Banque, tout en monologuant, choisissait sur les rayons de sa bibliothèque un gros volume de l’Histoire de France de Michelet.
— Il est vrai, faisait-il, parlant encore à haute voix, que c’est une lourde responsabilité que d’avoir la charge de ces clefs. Maintenant, je vais toujours avoir peur.
Et tout en parlant, M. Tissot ouvrait le volume de Michelet qu’il avait choisi dans sa bibliothèque. Dans ce volume, en effet, il avait caché la clef dont il avait la garde, la seconde clef des caves secrètes.
La cachette était, d’ailleurs, merveilleusement truquée au centre même des pages du volume. Dans l’épaisseur de ces pages, à coups de canifs, on avait creusé une encoche profonde de deux centimètres, large de trois et c’était dans cette sorte de niche que M. Tissot déposait en sûreté la précieuse clef.
Lorsque le volume de Michelet était refermé, rien ne pouvait permettre de soupçonner l’existence de la cachette. Lorsque le volume était replacé sur les rayons de la bibliothèque, bien évidemment, nul ne pouvait deviner qu’il renfermait un objet de si précieuse valeur.
— Allons, monologua M. Tissot, considérant la petite clef brillante, j’ai toujours ma clef, moi, et c’est l’essentiel. Roquevaire se débrouillera après tout et Châtel-Gérard aussi.
M. Tissot tira sa montre, s’étonna que sa femme ne fût point encore rentrée des courses matinales qu’elle avait été faire sans doute lorsque, avec une brusquerie incompréhensible, la porte de son cabinet s’ouvrit, poussée par le valet de chambre effaré :
— Monsieur, monsieur ! appelait le serviteur.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il y a des tons de voix auxquels on ne se trompe pas, et le valet de chambre avait parlé de telle façon que M. Tissot pressentit une mauvaise nouvelle.
— Qu’est-ce qu’il y a, Jean ? Qu’est-ce qui vous prend ?
— Monsieur, répondait le domestique qui tremblait de tous ses membres, monsieur, je n’ose pas dire à monsieur.
— Quoi donc ? mais parlez donc nom d’un chien !
— Il y a, monsieur, il y a un agent.
— Un agent ? Il y a un agent qui veut me voir ? Mais répondez-moi donc !
— C’est un accident, monsieur.
— Mon Dieu, un accident ? À qui ?
Derrière le valet de chambre qui se troublait, qui bégayait, qui n’osait pas répondre, planté au milieu du salon, M. Tissot aperçut un gardien de la paix.
Il fut sur lui en une seconde.
— Qu’est-ce qu’il y a, agent ? Quel accident ?
— Mon Dieu, monsieur, il ne faut pas vous mettre dans des états. Enfin c’est deux jambes cassées, voilà tout. Aussi avec ces maudits taxi-autos. Enfin, monsieur, elle en réchappera peut-être.
— Elle ? qui ? Ma femme ?
— Oui, monsieur, votre « dame ». Elle vient d’être renversée par un taxi-auto près du Louvre. Nous l’avons amenée dans une ambulance.
M. Tissot n’entendait plus. Bousculant l’agent au passage, il courait comme un fou à travers le salon, arrivait dans la galerie juste à temps pour apercevoir, derrière les femmes de chambre qui couraient affolées portant des piles de draps, la silhouette d’un infirmier vêtu de blanc qu’il agrippait au passage.
— Ma femme ? râla le malheureux. Où est-elle ?
L’homme se dégagea :
— Soyez calme, monsieur, recommanda-t-il. Mme Tissot est en bas dans l’ambulance, nous allons la monter.
Mais M. Tissot n’en écoutait pas davantage. Un vertige le prit.
— Quoi ? était-ce possible ? Sa femme venait d’être victime d’un accident ? Une ambulance était en bas, on allait la remonter blessée, morte peut-être.