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Cependant qu’il se dirigeait à pied vers la Préfecture de police, Juve pensait :

— Voyons, résumons la situation. Il résulte, des rapports faits par les inspecteurs à M. Havard, que les billets suspects ont été répandus dans les quartiers de l’Étoile, de la Porte Dauphine et du bois de Boulogne. Ils ont été écoulés dans une clientèle riche, ou chez des fournisseurs de luxe, Je viens d’apprendre, d’autre part, chez ce couturier à la mode, qu’une liasse de 10 000 francs lui a été payée hier par une Américaine, sa cliente, miss Sarah Gordon, personnalité bien parisienne parce qu’étrangère, et qui fréquente les restaurants chics, les courses, le quartier des Champs-Élysées. Bien. Ce sont là des éléments qui ne sont pas absolument probants, et il faut que je complète ma documentation sur cette personne. Mais, d’autre part, je sais par mes renseignements personnels ce détail que je crois très important : depuis quarante-huit heures, au bureau de tabac qui fait le coin du boulevard de Courcelles et de la rue de Prony, on a passé une quantité anormale de ces billets de Banque. Ce bureau de tabac a, en outre, la spécialité des cartes à jouer, il en débite énormément. Pourquoi ?

Quelques instants Juve demeura perplexe. Il cheminait le long des quais et, sans souci du spectacle toujours pittoresque que lui offrait la rue d’une part, et le fleuve de l’autre, il semblait fixer obstinément en marchant la pointe de ses souliers.

Juve s’arrêta soudain, puis, après ce temps d’arrêt, il repartit, pressant l’allure dans la direction de la Préfecture.

— Pourquoi ? répétait-il, pourquoi ce bureau de tabac vend-il tant de cartes à jouer ? Parbleu ! Rien n’est plus simple à comprendre et je suis un enfant de ne pas l’avoir deviné tout de suite. Parbleu oui ! Voilà l’explication et je sais maintenant où découvrir la source qui répand sur Paris ces billets de Banque volés dans les coffres du Trésor.

Une demi-heure après, Juve était à nouveau dans le cabinet de M. Havard.

— Eh bien, Juve ? demanda celui-ci, satisfait de voir que le visage de l’inspecteur s’était épanoui.

— Eh bien, poursuivit le policier, je crois, monsieur Havard, que nous allons faire du bon travail cette nuit. J’ai besoin de quelques hommes, des agents en bourgeois simplement. Ah, et puis aussi, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, ayez donc l’obligeance de mettre à ma disposition M. Sibelle.

— M. Sibelle ? s’écria le chef de la Sûreté, qui paraissait tout étonné. Vous avez besoin de M. Sibelle, le directeur de la brigade de surveillance des jeux ?

— Mon Dieu, oui fit Juve qui, fixant M. Havard de son regard net et précis, déclara après un silence :

— Oui, j’ai la conviction que c’est dans les milieux qui sont familiers à M. Sibelle qu’il va falloir orienter nos recherches. Et cela sans plus tarder. Dès ce soir. Le temps presse !

11 – L’INCENDIE DU TRIPOT

— Voyons, messieurs, mesdames, la partie recommence : dépêchons ! Les cours sont forts, je mets la banque aux enchères : qui en veut à trente, quarante, quarante-cinq louis ?

Dominant le murmure confus de la foule qui s’empressait autour du personnage qui tenait ces propos, une voix s’éleva :

— Quarante-cinq louis.

— Vous entendez, messieurs, mesdames, reprit le premier interlocuteur, on a dit quarante-cinq louis ! N’y a-t-il personne qui veuille mettre plus ? Voyons, la banque vient de traverser une mauvaise passe, elle est certaine de gagner maintenant.

— Cinquante louis !

— Qui dit cinquante louis ?

Une voix féminine s’éleva :

— Moi.

Le personnage qui faisait les offres et poussait ses auditeurs à surenchérir était un petit homme très brun, aux allures remuantes, à l’aspect étranger. Il s’exprimait avec un fort accent italien et ne pouvait prononcer une parole sans l’accompagner perpétuellement de gestes aussi inutiles qu’expressifs. Il sauta de joie en entendant émettre une proposition à cinquante louis et, très ardent à obtenir mieux encore, il déclara :

— Nous allons avoir une partie superbe ! Il faut que la Banque prenne sa revanche. Voyons, mesdames, messieurs, je suis sûr que je vais trouver preneur à plus de cinquante louis… mettons cinquante-cinq.

Le bruit se faisait plus confus, plus intense, toutefois, nul ne mettait de surenchères. Il se passa quelques instants pendant lesquels le personnage à l’accent italien sembla ne rien trouver à dire, ce dont il se consolait en gesticulant et en parcourant le salon d’un bout à l’autre, sans but apparent.

Il revint près de la table de jeu et, résolu cette fois à ne pas tarder plus longtemps, il allait adjuger la Banque au dernier enchérisseur lorsque quelqu’un appela d’un ton autoritaire :

— Mario Isolino [12] !

Le petit homme bondit, et avec une rapidité merveilleuse sauta sur la chaise la plus voisine de lui, il proféra :

— Quel est le signor qui me demande ?

Une voix grave, celle qui, quelques instants auparavant venait de prononcer son nom, reprit :

— Mario Isolino inscris-moi, je prends la banque à cent louis !

L’Italien faillit dégringoler du haut de sa chaise tant il paraissait à la fois heureux et stupéfait. Et, tout en s’efforçant de rattraper son équilibre compromis, en faisant de grands moulinets avec ses petits bras, il répéta sur un ton véritablement admiratif et inspiré :

— Ah quelle superbe partie nous allons voir, mesdames et messieurs ! Il y a preneur à cent louis et c’est encore le Prince qui va tenir la banque.

Cette dernière déclaration déterminait de nombreux commentaires dans l’assistance et la conversation prenait désormais un ton plus catégorique, plus accentué. On s’étonnait, en effet, de voir un homme mettre autant d’acharnement à défier le sort.

Le Prince qui venait de s’inscrire pour prendre la banque à cent louis était, en effet, l’un des joueurs les plus malheureux que l’on eût vu depuis trois ou quatre soirs. Au cours des dernières soirées, il avait perdu des sommes colossales sans interruption pour ainsi dire ; mais il ne se décourageait pas, et sitôt la banque sautée entre ses doigts, il en reprenait une autre sans tenir compte des compétitions qui pouvaient se produire. Il surenchérissait toujours à seule fin de rester maître de la situation.

Le Prince, au bout de quelques instants, vint donc s’asseoir à la place réservée au banquier. D’un geste plein de nonchalance, il tira de la poche de son habit une liasse de billets qu’il jeta dédaigneusement à Mario Isolino.

— De la monnaie, ordonna-t-il, et des cartes neuves.

Cependant, alléchés par la guigne persistante de la banque, les joueurs venaient nombreux autour du tapis vert et sur chacun des tableaux, des louis s’accumulaient.

On considérait avec un certain respect ce banquier, ce personnage que l’on ne connaissait uniquement que par son titre, et qu’on appelait communément « le Prince » sans savoir rien de ses titres de noblesse, sans connaître le nom qui, régulièrement, devait succéder à la particule.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années environ, robuste, élégant, vêtu avec minutie et qui portait, à la mode des hommes du second Empire, le large favori épanoui sur la joue, cependant qu’une épaisse moustache grisonnante était soigneusement frisée sur sa lèvre supérieure.

Quiconque aurait considéré le début de cette partie avec un but autre que celui de connaître le résultat immédiat du jeu n’aurait pas été sans remarquer que, depuis qu’il se faisait le banquier bénévole de cette succession de parties, le Prince changeait régulièrement des liasses de billets de banque neufs contre des pièces d’or. Enfin, si l’on avait examiné avec attention ces billets, on se serait aperçu qu’ils comportaient les caractéristiques particulières du genre de celles que Juve, le matin de cette journée avait signalées à M. Havard, chef de la Sûreté.