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Dans ce cercle de la rue Fortuny, fonctionnait une entreprise clandestine de jeux de hasard et il fallait, pour être admis, s’être recommandé de quelque habitué et être présenté par un personnage garantissant que vous n’apparteniez point à la police. La clientèle se renouvelait peu et si les joueurs, sans cesse pourchassés et troublés par l’incursion des autorités, changeaient fréquemment de local, le même petit groupe se retrouvait assez régulièrement dans les hôtels ou appartements qu’il leur fallait occuper, puis abandonner, pour échapper aux poursuites.
Cette clientèle, très mêlée, en effet, était bizarre, composée de gens de toute sorte. On remarquait notamment, parmi les personnes les plus assidues autour des tapis verts de la rue Fortuny, une demi-mondaine bien connue dans Paris, répondant au nom de Chonchon [13]. Elle était fort bien considérée par le tenancier de l’établissement, par l’Italien Mario Isolino, personnage douteux, dont quelques années auparavant, la conduite scandaleuse au casino de Monaco avait fait sensation dans la Principauté tout entière.
Chonchon, lorsqu’elle perdait, vociférait bien des : « Vous êtes des voleurs ! Je veux qu’on me rende ma galette ! », mais on la tolérait tout de même, car elle entraînait toujours dans son sillage une douzaine de jeunes gens qui, sous prétexte de se faire bien voir d’elle, perdaient sans se plaindre de grosses sommes au baccara.
Il y avait aussi, amusant l’assistance par ses bons mots et ses saillies, un gros négociant connu dans l’alimentation parisienne, qui s’appelait Célestin Labourette.
Il était marchand de porcs aux Abattoirs, et au grand scandale de certaines personnes qui ne comprenaient pas comment on avait pu accepter un pareil individu, Célestin Labourette répondait par anticipation en se tapant sur les cuisses :
— Je vends des cochons ? Eh ben quoi, il n’y a pas de sots métiers ! Et ça ne m’empêche pas d’être un brave homme qui est aimé des jolies petites femmes. Pas, Chonchon ?
— Oui, mon gros loup, répliquait la demi-mondaine, ultra richement entretenue par le marchand de porcs.
Célestin Labourette, d’ailleurs, ne semblait avoir gardé aucun souvenir de l’effroyable attentat dont il avait été victime quelques mois auparavant, laissé pour mort par la sinistre bande du Bedeau [14]. Plus que jamais heureux de vivre, le gros marchand de porcs faisait perpétuellement tinter l’or dans ses vastes poches.
Parmi les familiers du tripot, se trouvait également la comtesse de Blangy, du moins la grande dame mystérieuse et troublante que l’on connaissait depuis quelques mois sous ce nom ronflant dans la société parisienne.
Ce soir-là, la comtesse de Blangy, ou pour mieux dire lady Beltham, était présente. Son teint pâle, son regard inquiet, faisaient un contraste étrange avec l’attitude cupide ou indifférente des autres joueurs qui s’empressaient autour du tapis vert.
Parmi les nouveaux venus, une jeune et jolie femme américaine, Sarah Gordon, faisait l’objet de nombreux commentaires :
— Vous savez mon cher, disait un cercleux au visage fatigué et banal, que c’est une jeune fille qui est venue seule à Paris, uniquement accompagnée d’une vieille miss au visage parcheminé, au nez surmonté de lunettes. Figurez-vous qu’elle prétend, sous la seule protection de ce chaperon, faire connaissance avec toutes les joies de la grande vie parisienne, épuiser les plaisirs de la capitale ?
— Ah ! Et quel est ce jeune homme perpétuellement sur ses talons ?
Miss Gordon, riche, jeune et célibataire, était naturellement le point de mire de la société parisienne, aussi n’avait-on pas été sans remarquer qu’elle était souvent accompagnée par un jeune homme glabre, à la tournure élégante et que l’on savait être un acteur répondant au nom de Dick.
Vraisemblablement, l’artiste était épris de l’Américaine, il suffisait, pour s’en assurer, de le regarder quelques instants. Toutefois, la jolie Sarah Gordon paraissait ne prêter aucune attention à ce soupirant, sans doute de trop médiocre importance à ses yeux.
Dans la foule encore des habitués du tripot, on remarquait Malvertin, le fils du grand carrossier, l’avocat Duteil que sa réputation d’austérité au Palais n’empêchait pas de venir de temps à autre taquiner la dame de pique, puis encore Valaban, gros propriétaire de chevaux de courses, puis aussi le boxeur Smith, robuste et gigantesque individu auquel ses poings et ses biceps assuraient régulièrement une rente de cinq cent mille francs par an.
Cependant la partie avait commencé, et Mario Isolino qui en assumait la direction, affectait désormais un air grave et solennel.
La joie régnait parmi les joueurs, car la tradition établie depuis plusieurs soirs déjà, se poursuivait :
— La banque perd, la banque perd encore, murmurait-on.
Or, tandis que s’épanouissaient les visages des pontes et que les sommes qu’ils avaient risquées étaient sans cesse rendues, considérablement augmentées, soudain, un coup de sifflet retentit.
D’un geste brusque, Mario Isolino s’élança sur la table de jeu, et, recouvrant de son corps souple et agile les monceaux d’or qui s’y trouvaient accumulés, il cria d’une voix angoissée :
— Sauve qui peut ! Voilà la police !
Au même instant, des rumeurs et des éclats de voix se percevaient dans l’escalier qui conduisait à la salle placée au premier étage. Mais, dans l’espace d’une seconde, le croupier avait fait disparaître l’argent étalé sur la table, puis des gens bien stylés, des serviteurs, au courant évidemment de ce qu’il fallait faire dans de semblables circonstances, éteignaient brusquement l’électricité. La salle aussitôt fut plongée dans l’obscurité absolue. D’une voix que trahissait l’angoisse et la terreur, Mario Isolino résolu à bien se tenir jusqu’au bout, déclara nettement :
— Ne bougez pas messieurs et mesdames, vous n’avez rien à craindre, et si d’aventure on se permet d’entrer ici, dans mes appartements, vous n’aurez qu’à faire connaître vos noms et domicile et dire que vous êtes de mes amis. Moi, je confirmerai vos déclarations.
Cependant, les recommandations de Mario Isolino semblaient ne faire qu’une médiocre impression sur le groupe d’inconnus qu’il se disposait à faire passer pour ses amis. Peut-être se trouvait-il, parmi eux, des gens qui ne tenaient pas outre mesure à révéler leur identité, et c’est pourquoi, malgré la recommandation de Mario Isolino invitant les uns et les autres à se tenir tranquilles, on perçut des bruits de course, de pas précipités, de fuites éperdues, voire même le tapage d’une vitre brisée, comme si quelqu’un au risque de se rompre le cou, s’était élancé à travers une fenêtre.
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Vers onze heures du soir, Juve et M. Sibelle s’étaient rencontrés à la Préfecture de police, puis ils avaient pris un fiacre qui les avait descendus à l’entrée du parc Monceau. Ils avaient alors quitté leur véhicule. Les deux hommes s’acheminaient lentement dans la direction de la rue Fortuny. Au bout de quelques instants, Sibelle interrogea :
— Je suis fort heureux, mon cher Juve, de vous prêter mon appui ce soir, puisque vous estimez en avoir besoin. Mais je me demande à quoi je pourrai vous servir ?
— Vous le verrez bien, répliqua Juve qui ne paraissait guère soucieux de s’ouvrir à M. Sibelle.
Loin de répondre à ses questions il l’interrogeait :
— Vous êtes sûr, monsieur Sibelle, demanda-t-il, du lieu de rendez-vous qu’ont choisi et qu’ont adopté les gens dont je vous ai donné le signalement ?
Le chef de la brigade des jeux hocha la tête :
— Je connais leur repaire, fit-il. Ils y sont installés depuis douze jours, c’est dans ce petit hôtel de la rue Fortuny dont vous apercevez d’ici les toitures pointues. Je ne leur ai pas encore rendu visite, mais, les ayant expulsés d’une maison de la rue Legendre, j’ai eu connaissance, par mes inspecteurs spéciaux, de leur installation rue Fortuny, voici déjà trois ou quatre jours. Nous allons pouvoir opérer une descente et, s’il y a lieu pour vous, de procéder à des arrestations. Je vous prêterai main forte. Quant à moi, je me contenterai de la saisie des jeux et de la vente du mobilier que j’effectuerai dès demain sans difficulté, j’ai déjà l’acheteur.