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Juve regarde son collègue avec un certain étonnement :

— Vos façons de procéder m’étonnent un peu, dit-il. Elles ont l’air d’être réglées à l’avance comme une scène de comédie. Avant d’avoir levé le rideau, vous connaissez l’intrigue et même le dénouement.

— C’est parfaitement exact et que voulez-vous y faire ? Les tenanciers des tripots clandestins et leur clientèle connaissent la loi aussi bien que nous, pour ne pas dire mieux. Lorsque nous avons saisi les espèces et reconnu que les personnes présentes justifient de leur identité, nous sommes obligés de relâcher tout le monde. L’hôtel est toujours loué à la journée, les meubles ne valent rien et, sitôt qu’on en ordonne la mise en vente, je me trouve en présence d’un acquéreur qui rachète le tout à un prix très suffisant. Inutile de vous dire, mon cher Juve, que cet acheteur n’est autre que le tenancier pincé la veille et que nous le retrouverons le lendemain au plus tard, avec le même mobilier, dans un établissement similaire [15].

— Je me rends compte, en effet, qu’il s’agit d’une simple comédie. Le seul intérêt des descentes de police du genre de celles que nous allons faire est de permettre, occasionnellement, la capture de quelque malfaiteur, si parfois il s’en trouve dans la clientèle de ces tripots.

— C’est rare, car, voyez-vous, les joueurs constituent un monde très fermé qui fait sa police lui-même et dans lequel se mêlent rarement des voleurs ou des bandits de droit commun. Je fais exception pour ce qui concerne les grecs [16], les tricheurs de toute espèce contre lesquels nous ne pouvons pas sévir.

Cependant les deux hommes étaient arrivés devant le petit hôtel de la rue Fortuny désigné par M. Sibelle. Tout paraissait y être fort calme. Par les fenêtres closes ne filtrait aucune lumière et il semblait au premier abord que dans cette maison aux allures bourgeoises on devait être profondément endormi.

À l’extrémité de la rue se profilaient quelques silhouettes de passants aux allures innocentes.

M. Sibelle murmura à l’oreille de Juve :

— Ce sont mes hommes qui veillent.

À la porte du petit hôtel, il sonna trois coups puis un quatrième qu’il prolongea. Il observa en souriant :

— Je connais le signal des habitués pour se faire ouvrir.

M. Sibelle ne se trompait pas. Quelques instants après la porte s’entrebâillait. Le visage glabre et méfiant d’un laquais se profila, mais cela ne dura qu’une seconde. L’homme avait entrevu M. Sibelle et, d’un geste brusque repoussé le battant de la porte. Le chef de la brigade des jeux, qui s’attendait évidemment à être reconnu, avait prévenu ce mouvement. Il avait engagé sa canne entre les deux battants. La porte ne pouvait plus se refermer. Cependant que, d’une poussée violente il faisait reculer le laquais et s’élançait à l’intérieur de la maison suivi de Juve, M. Sibelle donnait un coup de sifflet. Aussitôt, accourant vers l’hôtel, une série d’individus jusqu’alors dissimulés dans la rue Fortuny apparaissaient et venaient se mettre aux ordres du chef.

Le laquais n’avait pas essayé de résister et désormais immobile à l’entrée du couloir qui précédait l’escalier, il attendait, le visage impassible, sans proférer une parole. Toutefois, lui aussi avait sifflé et en l’entendant faire ce signal, M. Sibelle eut un geste de dépit.

— Nous sommes brûlés, grommela-t-il en se penchant vers Juve.

L’électricité à ce moment s’éteignait mais le chef de la brigade des jeux, suivi de ses hommes, bondit au premier étage.

— Lumière ! ordonna-t-il.

Un agent tirait de sa poche une petite lanterne électrique et M. Sibelle, au moment de pénétrer dans la salle, se contentait de tourner le commutateur pour éclairer à nouveau la pièce.

Juve ne put retenir un cri de stupéfaction.

— Par exemple, fit-il, c’est enfantin ! Pour s’assurer l’obscurité, ces gens se contentent d’éteindre sans couper les fils ?

— Parfaitement, répliqua M. Sibelle. Ils n’ont pas l’astuce de vos clients, monsieur Juve, et comme ils savent qu’ils ne redoutent pas grand-chose, leur seule préoccupation est de ne point faire de dégâts qui pourraient leur nuire auprès du propriétaire. Vous allez voir, poursuivit-il, comme les choses se passent gentiment.

La clientèle, en effet, était restée à peu près au complet dans la salle de jeu et M. Sibelle s’approcha des uns et des autres et, les dévisageant, interrogea au hasard, semblait-il, quelques-unes des personnes présentes, se contentant en réalité de prendre les noms et adresses des seules personnes qu’il ne connaissait pas.

Juve d’ailleurs était bien trop documenté sur les personnalités parisiennes pour ne point connaître, tout au moins de nom, celles qui se trouvaient là. Témoin simplement de ce qui se passait, n’ayant pas à intervenir au point de vue de l’infraction aux lois sur le jeu, il écoutait son collègue qui opérait avec délicatesse et désinvolture.

M. Sibelle avait noté sur son carnet les noms qu’il relevait, accompagnant chaque indication d’un petit commentaire.

Il s’approcha de la demi-mondaine Chonchon qui riait aux éclats :

— Un peu plus de tenue, je vous en prie, recommanda M. Sibelle, puis il ajoutait à mi-voix :

— Si tu continues de la sorte, ma fille, tu finiras sur la paille.

Mais la demi-mondaine sortait triomphalement de son réticule une liasse de billets de banque.

— Pensez-vous ! cria-t-elle étourdiment. On ramasse tout ce qu’on veut comme galette en ce moment.

Sa déclaration s’acheva dans un cri de colère :

— Ah nom d’un chien que je suis bête ! fit-elle.

En souriant, M. Sibelle approuva, mais, au préalable, il avait eu le temps de saisir d’un geste rapide les billets que lui avait imprudemment montrés Chonchon. Il les passait à l’un de ses hommes.

— Comptez et prenez note, ordonna-t-il.

Juve, cependant avait tressailli. Il se précipitait vers l’agent détenteur de la somme et il murmura :

— Encore nos billets ! Les billets de la Banque de France…

Cependant, malgré sa bonhomie, M. Sibelle, rien que par sa présence, faisait naître la gêne et l’angoisse dans l’assistance et ceux qui avaient défilé devant lui s’empressaient de déguerpir. On ne savait jamais, après tout, s’il ne prendrait pas fantaisie au chef de la Brigade des jeux d’envoyer tout le monde coucher au Dépôt, comme cela se faisait de temps en temps.

Mario Isolino, qui connaissait la procédure habituelle et n’avait pas pu dissimuler toute la recette, après avoir retourné ses poches et remis leur contenu au subordonné de M. Sibelle, s’approcha du chef et lui déclarait d’un ton plein d’assurance :

— Maintenant que vous n’avez plus besoin de mes services, monsieur le directeur de la Brigade des jeux, je m’en vais me retirer aussi.

Il s’éloignait déjà, mais Juve bondissait derrière lui, mettait la main sur son épaule.

— Non pas ! cria-t-il. Restez là, vous.

Mario Isolino se retourna, pâlit affreusement en considérant le visage courroucé du policier, mais, résolu à faire contre fortune bon cœur, il reprit avec aplomb :

— Tiens, par exemple ! Monsieur l’inspecteur Juve… ah si je m’attendais à vous revoir ! Quel plaisir de vous rencontrer !

— Tout le plaisir, rectifia Juve, est pour moi et non pour vous, Mario Isolino, car cela pourrait vous coûter cher d’être tombé sous ma patte.