Malgré son imperturbable audace, le visage de l’Italien se contracta.
— Mais je n’ai rien fait de mal, murmura-t-il, cependant que ses yeux inquiets regardaient de tout côté comme pour combiner une fuite quelconque.
Juve avait surpris cette intention.
— Inutile, de vouloir me brûler la politesse, Mario Isolino, déclara-t-il, et puisque vous faites le méchant, on va vous ficeler !
Le policier faisait un signe ; un agent s’approchait, passait le cabriolet [17] aux poignets de l’Italien qui poussait un cri de douleur :
— Ne serrez pas si fort ! hurlait-il. Vous allez me briser les os !
Cet acte d’autorité avait bouleversé les assistants encore fort nombreux dans la salle, et l’on se hâtait désormais de fournir à M. Sibelle tous les renseignements dont il avait besoin afin de pouvoir s’enfuir le plus vite possible. M. Sibelle, indulgent, du reste, laissait partir la plupart des habitués.
Le directeur de la Brigade des jeux, toutefois, paraissait ennuyé. Il se rapprocha de Juve et lui rapportant un entretien qu’il venait d’avoir avec un de ses hommes, déclara :
— Le plus bel échantillon de la bande nous a fait faux bon. C’est un gaillard cousu d’or, paraît-il, et qu’on connaît dans les tripots sous le prestigieux qualificatif de Prince. Il a dû s’en aller avec la forte somme, il n’a pas craint de sauter par cette fenêtre et de gagner par les toits les immeubles voisins. Mais je l’aurai bien un jour ou l’autre.
Juve paraissait ennuyé de cette déclaration :
— C’est très regrettable, fit-il.
Mais le policier ne perdait pas tout espoir et, cependant que M. Sibelle achevait d’opérer ses saisies, Juve se rapprocha de Mario Isolino qu’on maintenait sous bonne garde dans un angle de la pièce.
— Toi, déclara-t-il, en menaçant du doigt l’Italien, tu vas te mettre à table et courageusement il faut me vider ton sac, sans quoi je te fais boucler pendant six mois et reconduire à la frontière ensuite.
L’Italien poussa un gémissement.
— Mon Dieu, Monsieur Juve, que vous êtes cruel ! Je n’ai rien à me reprocher, bien au contraire, et je suis sûr que jamais vous ne voudriez faire de mal à une vieille connaissance comme moi. Souvenez-vous du temps où nous étions à Monaco. Je vous ai rendu bien des services. Je me comptais au nombre de vos amis !
— Voilà qui est flatteur pour moi, déclara Juve.
Toutefois, le policier poursuivit :
— Au nom de cette amitié que tu invoques, il faut me dire, Mario Isolino, ce que tu sais sur ton meilleur client, sur ce prince que tu voles depuis quelques jours et qui se laisse voler. D’où vient-il ? Quel est-il ?
Juve soudain s’arrêta de parler. Un spectacle nouveau retenait son attention et M. Sibelle, jusqu’alors fort calme, venait de tressaillir. La foule qui avait si rapidement déguerpi revenait dans la salle de jeu, presque aussi nombreuse que l’instant précédent. Les gens se bousculaient affolés, ils hurlaient :
— Au feu ! Au feu ! Tout brûle au rez-de-chaussée ! Sauvez-nous, nous sommes perdus !
Il n’y avait pas lieu de douter de cette étrange déclaration. Une âcre odeur de fumée montait du bas de la maison. Une épaisse fumée entrait dans la salle par la porte ouverte sur l’escalier, semblant repousser à l’intérieur de la pièce les joueurs qui n’avaient pas pu s’enfuir.
Le désordre était à son comble et, brusquement, une grande lueur accompagnée d’une faible détonation se produisit, à laquelle succéda l’obscurité complète, irrémédiable cette fois.
— Un court-circuit, grogna Juve. Désormais, ce serait inutile de tourner le commutateur pour rétablir la lumière.
Les policiers allaient et venaient, affairés au milieu de la salle. Ils avaient ouvert les fenêtres, repoussé les volets.
Les cris de l’intérieur se répercutaient au-dehors et quelques passants s’assemblaient au bout de la rue, s’approchaient peu à peu de l’hôtel qui commençait à brûler sérieusement.
On avait rassemblé les meubles, les chaises, les tables, on les jetait par la fenêtre dans l’espoir d’en faire un échafaudage qui permît de sortir de l’immeuble dont l’escalier était condamné par l’incendie.
Aidés par les agents restés à l’extérieur, ceux qui se trouvaient dans la maison parvenaient à descendre au moyen de cette installation de fortune, quelques femmes qui, par leurs cris et leurs gestes, semaient le plus grand désordre.
Soudain, le bruit caractéristique de la corne des pompiers retentit à quelque distance. On entendit un ronflement de moteur, une automobile lancée à grande allure tourna le coin de la rue et vint se ranger devant la maison.
— Sapristi, s’écria M. Sibelle qui se tenait près de la fenêtre avec Juve, ils ont fait joliment vite. Il y a trois minutes à peine que j’ai vu un de mes agents demeuré dans la rue faire fonctionner le signal d’incendie qui, heureusement, se trouve sur le trottoir en face.
Les pompiers accourus étaient en petit nombre. Néanmoins, ils se multipliaient, faisant de prodigieux efforts pour édifier leur installation compliquée, déployer leurs tuyaux, circonscrire le feu. Ils étaient commandés par un sergent qui, précautionneux à l’extrême, avait déjà recouvert son visage du nouveau masque destiné à le garantir contre l’asphyxie.
Ce sergent, toutefois, ne s’engageait pas dans les flammes, mais, au contraire, paraissait très préoccupé d’installer le raccord d’eau qui devait servir à alimenter la lance.
Il avait fallu que M. Sibelle appelât à plusieurs reprises pour que l’on songeât à installer l’échelle qui allait permettre de descendre, du premier étage dans la rue, les gens qui s’y trouvaient encore.
Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, non seulement l’organisation des pompiers paraissait très sommaire, mais encore les hommes eux-mêmes semblaient peu au courant de leur profession et, malgré leurs gestes et leur activité, ils ne parvenaient pas à circonscrire l’incendie qui semblait, au contraire, croître de plus belle.
L’émotion allait grandissant à l’intérieur de l’immeuble dont le plancher commençait à devenir brûlant au premier étage.
La jolie Américaine qui, jusqu’alors, avait voulu se montrer énergique, commençait à s’inquiéter.
— Monsieur, supplia-t-elle en s’adressant à M. Sibelle avec un léger tremblement dans la voix, faites-moi descendre, sauvez-moi, je vous en prie, je commence à suffoquer !
Elle ne continua pas, poussa un grand cri de douleur cependant qu’elle tombait à la renverse.
Un autre cri, mais un cri de surprise s’était, au même moment, échappé des lèvres de Juve. Il venait de comprendre ce qui s’était passé et pourquoi l’Américaine tombait à la renverse. C’était à la fois très simple et très extraordinaire.
En effet, une projection d’eau échappée de la lance maladroitement dirigée vers la fenêtre avait frappé à l’épaule la jeune Américaine. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que cette eau s’enflammait soudain au contact des flammèches qui couraient sur le plancher. Une lueur vive en jaillit. Cette eau combustible, car il n’y avait pas à en douter, c’était bien le liquide qui brûlait, émettait une odeur facile à reconnaître.
Plus vif que la pensée, Juve se précipita sur la malheureuse qui menaçait d’être brûlée vive. Il arracha au passage un rideau de la fenêtre, roula dedans l’Américaine. Le policier, de la sorte, conjurait l’accident terrible ; Sarah Gordon allait en être quitte pour quelques brûlures insignifiantes.
Mais cependant qu’elle hurlait en proie à la terreur, Juve crispait le poing, il jura.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est pas de l’eau, c’est du pétrole !
Et soudain le policier comprit en un éclair :