— Cet incendie, cette arrivée des pompiers maladroits, cette aspersion de pétrole qui vient aviver l’incendie au lieu de l’éteindre tout cela ne peut être le fait du hasard ou d’une succession de fâcheuses circonstances, se disait-il. Il y a là les preuves d’une machination préméditée, d’une tentative audacieuse, extraordinaire, criminelle.
Juve bondit à la fenêtre. Enjambant la balustrade, il s’engagea sur l’échelle qui permettait de descendre sur le trottoir.
Au même instant quelqu’un la décrochait. Juve perdait l’équilibre, tombait sur la chaussée.
Le policier demeura un instant étourdi. Il se rendait compte de ce qui se passait, mais ne pouvait pas faire un mouvement. Peu à peu les forces lui revinrent. Il se redressa, tira son revolver et alors, coup sur coup, fit feu sur les pompiers alors que ceux-ci, à un signal donné, déguerpissaient à toute allure, abandonnant leur matériel, laissant s’accroître l’incendie qui prenait des proportions inquiétantes.
Cependant que ces mystérieux sauveteurs s’enfuyaient par une extrémité de la rue Fortuny, à l’autre bout surgissait une nouvelle équipe de pompiers.
Et dès lors, ceux-ci, abasourdis de voir sur les lieux du sinistre les vestiges d’une tentative de sauvetage et d’une pompe automobile abandonnée dont ils ne comprenaient pas l’origine, organisaient bien vite leurs secours, circonscrivaient le feu, dressaient des échelles. En moins de trois minutes il ne restait plus personne à l’intérieur de l’hôtel de la rue Fortuny.
Juve cependant, demeuré à l’écart, grognait, en proie à une colère folle :
— Nous avons été roulés. C’est un peu raide tout de même ! Comment songer que Fantômas aurait eu l’audace de procéder de la sorte ? Car il semble bien que ce soit du Fantômas. Les premiers pompiers qui nous ont si généreusement aspergés de pétrole sont des gens de sa bande. Parbleu, il n’y a aucun doute à cet égard, les individus qui ont eu l’audace de faire les coups de l’autobus et de la Banque de France sont fort capables d’avoir incendié la maison dans laquelle ils savaient que se trouvait, indépendamment de moi, des gens dont ils redoutent peut-être les bavardages et les aveux.
Juve poursuivait, monologuait avec nervosité :
— Fantômas lui-même était là, j’en suis sûr maintenant ! Le sergent ou soi-disant tel, dont le visage était dissimulé derrière le masque respiratoire, c’était encore lui assurément ! Oui, concluait Juve, lui, toujours lui… Je ne m’étais pas trompé en supposant qu’il se trouvait dans ce lieu. Il m’échappe, mais je le tiens tout de même. Jouons serré.
Tandis que Juve réfléchissait, quelqu’un lui toucha légèrement le bras. Il se retourna, reconnut miss Gordon, la jeune Américaine qu’il venait de sauver d’une mort affreuse :
— Qu’est-ce que c’est encore que celle-là ? se demandait Juve, et ne dois-je point bénir le hasard qui, après m’avoir, ce matin, renseigné sur cette femme, me la fait rencontrer ce soir ?
Sarah Gordon, cependant, entraînait Juve. Elle était toute tremblante.
— Venez, venez, dit-elle, je vous en prie ! Monsieur, vous avez l’air d’un galant homme, accompagnez-moi jusqu’à mon domicile, j’ai peur d’aller seule dans les rues de Paris !
Juve, en silence, obéissait. Rue de Prony, il arrêta une voiture, y fit monter la blonde Américaine. Celle-ci insista :
— Venez avec moi, je vous en prie !
Puis, elle souffla l’adresse, Juve dit au cocher :
— Allez au Gigantic Hôtel, place de la Concorde.
Le policier s’applaudissait de la tournure que prenaient les événements.
— Si elle se moque de moi, pensait-il, elle le paiera cher. Si elle ignore ma qualité, tant mieux : elle parlera !
Cependant, le fiacre roulait à une bonne allure, et Juve, installé à côté de sa compagne, perplexe, ne prononçait pas un mot. Celle-ci interrogea :
— À qui ai-je l’honneur de parler ? Et qui dois-je remercier de sa bienveillance ? Oui, je comprends, vous êtes gêné de donner votre nom parce que vous avez peur d’être poursuivi par la justice à cause du tripot ?
— C’est cela même, dit-il.
— J’ai tout de suite deviné, poursuivit l’Américaine. Vous êtes un gentleman joueur.
Après un silence, elle continua :
— C’est comme moi ! J’aime le jeu, le théâtre, la danse, les plaisirs de toute sorte et l’on peut bien publier mon nom dans les journaux cela m’est fort égal. Je ne connais personne à Paris suffisamment pour que cela me gêne et si, d’ailleurs, on s’attaquait à ma réputation, je suis assez riche pour prier les journaux, les obliger même à se taire. Vous n’êtes sans doute pas dans les mêmes conditions ?
— Pas tout à fait, fit Juve que l’attitude de cette jolie personne intriguait de plus en plus.
Sarah Gordon, reprit :
— Je suis venue en France pour m’amuser, me distraire, et j’ai déjà fait connaissance de bien des personnes très gentilles et très gaies. Le prince Malvertin, puis Duteil, qui sera mon avocat lorsque j’aurai un procès, et bien d’autres… Lorsque vous m’aurez dit votre nom je vous inviterai à mes fêtes. Vous verrez comme elles sont amusantes. Je donne précisément un grand bal dans trois jours au Gigantic Hôtel. J’ai invité tout Paris, une agence m’a fourni la liste des gens du monde les plus à la mode. Dès que vous vous serez présenté à moi, je vous inscrirai.
— Merci vivement, fit Juve qui ne se pressait pas, cependant, de donner à l’Américaine une identité quelconque, même fausse.
Il était perplexe sur la sincérité de la jeune femme et il lui aurait été fort pénible de se rendre ridicule en disant : « Je m’appelle Durand, Duval ou Dubois », alors qu’en son for intérieur, l’Américaine aurait peut-être conclu :
— Ce monsieur se donne bien du mal pour me dissimuler qu’il n’est autre que Juve, le célèbre inspecteur de la Sûreté.
Le fiacre, cependant, arrivait devant le Gigantic Hôtel. Juve qui, tout le temps du trajet, avait laissé parler son interlocutrice, ne s’était pas encore nommé.
Celle-ci n’en conçut aucune amertume.
Esquissant un gracieux sourire, elle tendit sa main gantée à Juve et, cependant qu’elle s’engouffrait sous le hall vitré du Gigantic Hôtel, elle proféra gracieusement :
— Encore merci, monsieur l’Inconnu, et à bientôt, j’espère ! Vous serez quand même le bienvenu à mon bal, dans trois jours.
Cependant, Juve, après avoir réglé le fiacre, s’en alla lentement à pied sur les trottoirs déserts de la place de la Concorde.
— Quelle bizarre personne, murmura-t-il. Se moque-t-elle de moi ou est-elle simplement folle ?
12 – LE BAL DE SARAH GORDON
Écroulé sur un canapé, en proie à de terribles convulsions, Jérôme Fandor se tordait littéralement, secoué par un fou rire inextinguible. Il balbutiait au milieu de ses hoquets :
— Non ! De ma vie, je n’ai jamais tant ri ! Ah, ça n’est pas ordinaire. Qui jamais aurait pu penser ? Véritablement, c’est inimaginable. Feu Bossu lui-même, qui donna naissance au proverbe, n’a certainement jamais ri comme je ris aujourd’hui.
Le jeune homme avait encore des soubresauts qui le remuaient des pieds à la tête. Il continua en pouffant :
— C’est à croire que si je continue, je m’en vais suffoquer, mourir, tout au moins avoir ma tête rentrée dans mes épaules et ma colonne vertébrale mise en arc de cercle. C’est certain, à force de rire, je vais devenir bossu moi-même [18].
Et, en fait, le jeune homme présentait des symptômes véritablement extraordinaires. Il était devenu écarlate, son menton semblait devoir s’enfoncer dans sa poitrine, cependant que le col de son habit remontait au-dessus de sa nuque.
Un homme demeurait en face de lui, silencieux, immobile et grave. C’était Juve.