Le célèbre policier, depuis quelques instants, regardait le journaliste, et les deux amis, qui avaient été mêlés à tant d’évènements tragiques dans l’existence aventureuse qu’ils menaient, présentaient là un spectacle curieux : celui d’un homme écroulé sur un canapé en proie au plus effroyable fou rire, et celui d’un autre homme debout devant lui le surveillant d’un air à la fois perplexe et ennuyé.
Juve parla enfin :
— Eh bien quoi, c’est ridicule, Fandor ! Tu as une tenue invraisemblable. Après tout, ce que je t’ai dit n’est pas extraordinaire, pas si extraordinaire du moins que tu veux bien le laisser supposer. Je suis capable de tenir ce rôle.
Fandor, énergiquement, protesta du geste, puis ayant enfin repris haleine :
— Tout ce que vous voudrez, Juve, je crois en vous comme je crois en Dieu, mais ça non, jamais, vous ne me ferez pas avaler pareille chose. Danseur, vous ? vous, Juve, vous, aller danser ? Vous avez aujourd’hui un carnet de bal et vous avez marqué là-dessus que vous étiez retenu pour une valse ?
Juve, énigmatiquement, interrompit pour dire :
— Oui, la quinzième.
Et cela déterminait une nouvelle crise de rire chez Fandor.
— C’est à en crever ! gémit-il.
Juve fronça les sourcils d’un air vexé :
— Si c’est pour te fiche de moi que tu es venu ce soir, je me garderai bien, à l’avenir, mon cher Fandor, de te faire inviter dans le monde.
— Pardonnez-moi, Juve, je vous en prie, ça n’est pas de ma faute. Lorsqu’on fait des coups semblables, on a le tact de prévenir ses amis.
Si Juve était vexé de l’attitude moqueuse de son inséparable compagnon, il y avait de quoi aussi pour Fandor être mis en gaieté. Car, si invraisemblable que fût la chose, elle n’en était pas moins exacte. Juve et Fandor étaient au bal et le policier, à la manière d’un homme du monde qui accomplit un sacerdoce ou simplement cherche à se marier, s’était procuré un carnet de bal sur lequel il avait gravement inscrit les danses qu’il avait sollicitées et obtenues.
À part la quinzième valse en face du numéro de laquelle il avait marqué un nom, le carnet restait complètement vide.
Il était environ une heure du matin. Le policier et le journaliste se trouvaient au Gigantic Hôtel dont les salons somptueux avaient été retenus par cette jeune et bizarre Américaine arrivée à Paris depuis quelques semaines à peine, et qui prétendait y mener la grande vie, l’existence mondaine, élégante et fastueuse, convaincue qu’il fallait, pour cela, simplement dépenser quelques piles de dollars.
À la vérité, Sarah Gordon avait bien fait les choses et la jeune fille, pour donner plus d’éclat à son bal, et aussi pour recevoir les nombreux invités qu’elle avait sollicités par une sorte de circulaire adressée au Tout-Paris, avait retenu entièrement le rez-de-chaussée du superbe établissement dans lequel elle habitait place de la Concorde. Il y avait là une foule nombreuse, cosmopolite, terriblement mêlée sans doute, mais ayant bonne apparence. Le buffet était somptueusement servi et, d’ailleurs, on s’y écrasait consciencieusement. Dans la grande salle des fêtes, les amateurs de danse s’en donnaient à cœur joie aux sons d’un orchestre de tziganes d’une vingtaine de musiciens. Des domestiques, dûment stylés, disposaient dans chaque salon, à l’issue de chaque danse, un numéro de carton qui annonçait aux intéressés la danse prochaine.
Juve et Fandor s’étaient installés dans une petite pièce épargnée par la foule et toute proche du jardin d’hiver. C’était là que Fandor avait eu son fou rire au moment où Juve lui faisait connaître son projet extraordinaire.
Fandor soudain, poussa un cri.
— La quinzième valse ! Juve, elle est annoncée ! Ne perdez pas une minute, votre danseuse pourrait se fâcher de vous voir manquer d’empressement auprès d’elle.
À part soi, Fandor disait :
— Voilà le moment où mon excellent ami va flancher et trouver un prétexte pour esquiver la corvée.
Mais le journaliste se trompait. Aux premières paroles de Fandor, Juve avait brusquement tourné les talons avec une précision et une netteté toute militaire. Et le policier, écartant la foule nombreuse qui obstruait l’entrée du grand salon, s’y engagea avec l’allure d’un homme qui a juré d’accomplir son devoir jusqu’au bout.
Juve s’arrêta devant une fort jolie personne qu’entouraient des jeunes gens empressés.
Juve, cependant que l’orchestre attaquait les premières mesures de la valse, la fameuse quinzième, s’inclina devant la jolie femme et de son ton le plus aimable :
— Vous m’avez fait l’honneur, mademoiselle, de m’accorder cette valse.
Et le policier, fort galant homme, offrait son bras. La jeune fille le regarda d’un air gracieux, cependant qu’elle s’avançait.
— Merci, monsieur, fit-elle.
Elle rassembla d’un geste élégant sa traîne qu’elle plaça sur son avant-bras, puis, croyant aller au-devant du désir de son danseur, elle ajouta :
— Voulez-vous qu’au lieu de la danser, nous la causions, cette valse ? Je viens de tourner comme une toupie pendant une demi-heure et je commence à en avoir assez ?
— Cela me convient parfaitement, déclara Juve, qui, machinalement, pour éviter la bousculade tournoyante, attira sa compagne dans une galerie voisine.
Sarah Gordon était décidément une très jolie personne aux yeux bleu clair et grands qui pétillaient de malice et de gaieté. Elle avait une épaisse chevelure blonde. Sa taille bien cambrée n’était ni trop grande, ni trop petite. Audacieusement décolletée, la jeune fille qui, contrairement aux usages français, portait de nombreux bijoux, était évidemment d’une perfection sculpturale que révélaient les lignes harmonieuses de ses vêtements.
— C’est drôle, s’écria-t-elle soudain, en regardant Juve, bien dans les yeux, que vous ayez cette profession. Jamais je n’aurais imaginé qu’un détective pût être un homme du monde.
Juve sourit :
— Je ne vois pas pourquoi, mademoiselle, ce serait incompatible.
— C’est vrai, cela se voit certainement en Amérique, même en Angleterre, mais chez vous, à Paris, cela semble extraordinaire. Et bien que peu familiarisée encore avec vos usages, je me suis laissé dire que les policiers français n’allaient pas dans les salons.
— C’est peut-être exact, fit Juve, d’un ton énigmatique, encore que pas très certain. Il y a toutes sortes de gens dans les mondes parisiens les plus fermés, même des policiers, ne vous en déplaise. Seulement, on ne le sait pas toujours…
Sarah Gordon éclata de rire :
— Il est bien certain que je ne parle pas pour ma réception où sont venus un tas de gens que je ne connais pas et dont je ne me soucie guère. Mais enfin, croyez-vous que la police parvienne à s’introduire dans les familles qui ont la prétention de ne recevoir que des gens de leur milieu ?
— J’en suis certain, fit Juve. Et vous pouvez être assurée que chaque fois qu’il y a quelque part une cérémonie rassemblant plus de cinquante personnes, on y trouve une proportion raisonnable, sinon de détectives professionnels, tout au moins d’amateurs.
— C’est vrai, reconnut Sarah Gordon. Je sais que bien des gens du monde font ce métier d’indicateurs. Ainsi, continua-t-elle avec un sourire enjoué, ce monsieur qui nous observe là-bas au bout de la galerie est peut-être de ce monde-là ?
Juve jeta les yeux dans la direction indiquée par Sarah Gordon, et ne put s’empêcher de rire. La personne que désignait la jeune fille n’était autre que Fandor.
Juve ne répondit pas. Était-ce par hasard que l’Américaine lui avait signalé le journaliste, ou bien, alors, avait-elle agi intentionnellement, et si cela était, quels étaient les soupçons cachés de cette mystérieuse personne ?