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Juve était venu à son bal, autant pour la connaître mieux, pour agir en détective, que pour faire une petite enquête dans le milieu bizarre de ceux qu’elle recevait.

Le policier estimait, en effet, qu’il devait y avoir entre les aventures auxquelles il avait été mêlé ces jours derniers et l’entourage de Sarah Gordon, des liens, indirects sans doute, mais indiscutables cependant. Juve, toutefois, cessant de regarder Fandor, tourna la tête et aperçut dans les salons, valsant éperdument, un personnage dont la vue lui fit froncer le sourcil :

— Vous recevez toutes sortes de gens, à votre bal, mademoiselle, et véritablement, il en est dont la présence peut étonner les moins difficiles.

Il désignait le personnage qu’il venait d’apercevoir. Sarah Gordon le remarqua aussi, elle rougit imperceptiblement :

— C’est un brave homme, fit-elle, même si les apparences sont contre lui.

— Mario Isolino est un gaillard qui a plus que les apparences pour le desservir, mademoiselle, et si vous vous rappelez l’aventure de la rue Fortuny au cours de laquelle j’ai eu l’honneur de faire votre connaissance, je pourrais ajouter que seule l’indulgence d’un commissaire de police fait que cet Italien ne se trouve pas actuellement sous les verrous.

— J’aime mieux, monsieur Juve, qu’il soit libre, et j’estime que les gens auxquels on fait grâce sont moins redoutables que ceux que l’on traite durement.

— Que voulez-vous dire ? interrogea le policier, surpris par cette déclaration énigmatique.

— Voilà…, fit la jeune fille.

Elle désigna un canapé à Juve, s’y installa.

Le policier se plaça à côté d’elle. Sarah Gordon reprit :

— En deux mots je vais vous expliquer ma théorie : je suis seule, dans ce Paris que je connais mal, riche comme vous savez, comme tout le monde le sait, et j’ai peur, oui, peur de tout et de rien. Aussi, plutôt que de fermer les yeux à la manière des autruches qui, après s’être caché la tête, s’imaginent qu’elles sont invisibles, je préfère regarder le danger, tout au moins l’inconnu, nettement, bien en face. S’il est autour de moi des gens que je redoute et que je suspecte, je les attire et pour mieux les connaître, je les mêle dans mon intimité.

— C’est, fit Juve, une théorie un peu paradoxale, et en la poussant plus loin, je vais vous demander si vous consentiriez par exemple, à vous faire pierreuse par crainte des apaches ?

— Mais pourquoi pas, monsieur ?

Cependant, la jeune fille se levait brusquement. Elle allait à un jeune homme au visage énergique et glabre qui passait devant elle, elle le prit par la main, l’attira vers Juve :

— Monsieur, dit-elle, permettez-moi de vous présenter mon ami, M. Dick. C’est un artiste de grand talent, et si nous avions ici une assistance un peu moins enthousiaste de la danse, il nous charmerait très certainement en nous disant quelques vers.

Juve se souvenait d’avoir vu le comédien dans la bagarre de l’hôtel Fortuny. Il se contenta de répondre à son salut et demeura silencieux devant lui.

La jeune fille, toutefois, quittait précipitamment Juve.

— Nous avons bavardé pendant deux ou trois valses, fit-elle, mes danseurs doivent se demander ce que je deviens.

Elle s’éclipsa, laissant les deux hommes en tête à tête dans la galerie.

L’artiste ne bougea pas et ne rompit pas le silence, il considérait Juve fixement. Le policier se décida enfin à parler :

— Vous exercez, monsieur, une profession fort intéressante, et qui exige énormément de travail.

Juve cherchait ses mots, ne savait trop que dire, il articula machinalement :

— Dès le Conservatoire, il faut engager la grande lutte artistique, et les compétitions, n’est-il pas vrai, y sont fort nombreuses ?

— Il suffit d’avoir du talent, monsieur, pour réussir, et sans vouloir me vanter, je puis vous dire que je n’ai guère eu de peine à obtenir mon premier prix.

— C’est superbe, fit Juve qui, distraitement, ajoutait : dès lors, vous appartenez sans doute au Théâtre Français ?

— Me prenez-vous pour un bourgeois, monsieur ? La profession d’artiste ne doit pas se confondre, à mon avis, avec le métier de fonctionnaire. Non, je n’appartiens pas à la Comédie-Française. Bien que je sois premier prix du Conservatoire, je suis au Théâtre Ornano.

— Au théâtre quoi ? répéta Juve qui croyait avoir mal entendu.

Mais l’acteur précisa :

— Je dis : au Théâtre Ornano. C’est un établissement populaire. On y joue le drame selon la vieille formule, en même temps que la comédie à la manière joyeuse et gaie des auteurs de 1830. La vraie terreur et la vraie gaieté, voilà ce qui me plaît mieux que les élucubrations psychologiques de nos écrivains modernes. Si jamais vous me faites l’honneur de venir m’entendre, je suis sûr que vous ne regretterez pas d’avoir fait le lointain voyage du boulevard Ornano et de mon théâtre, dans lequel les places les plus chères coûtent cinquante sous. J’ai bien l’honneur, monsieur, de vous saluer.

L’acteur s’inclina, disparut dans la foule, cependant que le policier demeurait abasourdi.

— Drôle de type, fit-il. Décidément, les gens que l’on trouve à ce bal sont plus extravagants les uns que les autres.

Juve fut arraché à ses réflexions par une légère douleur qui le fit sursauter.

— Aïe ! grommela-t-il. Puis il se retourna :

— Comment, c’est toi qui me martyrise ?

Fandor, en effet, s’était subrepticement rapproché de Juve et lui pinçait le bras.

— Oui c’est moi.

Le journaliste avait perdu tout son entrain, et son visage, à l’expression sévère, signifiait qu’il avait à parler sérieusement avec le policier.

Les deux hommes s’écartèrent de la foule. Fandor interrogea :

— Je suppose bien, Juve, que, malgré vos apparences mondaines, vous êtes venu ici dans un autre but que celui qui consistait simplement à faire tournoyer des jeunes filles dans une épouvantable cohue, à vous faire écraser les orteils par un tas de croquants et à essayer en vain d’approcher un buffet inaccessible ? Si l’homme du monde est présent à cette fête, le policier s’y trouve également plutôt deux fois qu’une ?

— D’accord, où veux-tu en venir ?

— À vous faire dire ceci, Juve : que vous recherchez quelqu’un, une ou plusieurs personnes et que vous espérez, de cette enquête, tirer de précieux renseignements sur les affaires qui nous préoccupent.

— C’est vrai, reconnut Juve, qui ajoutait à voix basse : J’ai retrouvé ici le milieu de la rue Fortuny, de même que rue Fortuny, j’avais découvert des gens devenus suspects à la suite du vol effectué à la Banque de France par Fantômas. De là, je conclus que je finirai bien par prendre, dans un immense coup de filet, tous ceux qui, de près ou de loin, constituent la bande énigmatique et formidable de notre adversaire.

— Je le savais, et d’ailleurs, tandis que vous étiez en train de flirter avec la charmante Américaine qui nous reçoit, j’ai moi-même remarqué ici quelques silhouettes assez intéressantes, quelques personnages inattendus. La comtesse de Blangy est dans nos murs.

— Je le sais, mais ce n’est pas elle qui m’intéresse surtout.

— Parbleu, mieux vaut toujours s’adresser à Dieu lui-même qu’à ses saints.

— Et Dieu, en l’espèce, pourrait bien être le diable, ou tout au moins…

— Tout au moins, lui, n’est-ce pas ?

— Tais-toi, Fandor, je vois que tu penses comme moi. As-tu remarqué quelque chose ? J’ai la persuasion qu’il est ici, et voici deux heures que, sans interruption, j’examine tous les visages, j’épie les gestes de tous les gens qui me paraissent suspects. As-tu un indice ?

— Que feriez-vous, Juve, si tout d’un coup, ailleurs, ou même dans ce salon, vous vous trouviez en présence de notre adversaire ?