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Puis, comme l’accident paraissait devoir s’éterniser et que le spectacle ne se modifiait pas, les passants, peu à peu, s’en étaient allés indifférents, peu soucieux de savoir ce qu’il allait advenir des malheureux immobilisés ainsi sur la voie publique par les mystères de la carburation ou les défaillances de l’allumage.

Au bout de quelques instants, un homme surgit de dessous la voiture automobile. Il avait trempé la moitié de son corps dans le ruisseau, de telle sorte que ses vêtements lui moulaient le bras et la jambe d’un côté seulement. De l’autre, ses habits étaient maculés de cambouis. Il avait de la graisse et du noir sur le visage, sur le col, dans les cheveux. D’une voix caverneuse, il appela désespéré, cependant qu’il se dressait à demi de dessous la voiture :

— Nalorgne, passez-moi la clef anglaise !

C’était Pérouzin, dont la voiture, une fois encore, se trouvait en panne et qui s’efforçait de la réparer. Il répéta d’une voix chargée d’angoisse :

— La clef anglaise ! Nalorgne, voulez-vous me la passer ? Elle doit être dans le coffre arrière, ou sur le coussin de devant.

S’exprimant ainsi, Pérouzin jetait des regards désespérés en direction de Paris-Galeries à son inséparable ami qui demeurait planté sur le trottoir, à quelques pas de lui, debout le long d’un arbre, et immobile comme s’il avait été frappé de paralysie soudaine.

— La clef anglaise, répéta Pérouzin, d’un ton larmoyant.

— Non, dit Nalorgne.

Puis, il reprit sa position immobile, semblant étudier fixement quelque chose. Pérouzin, d’abord interdit par, cette brève réplique, insista de nouveau :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi ne voulez-vous pas me passer la clef anglaise ? J’en ai pourtant besoin, c’est le tuyau du carburateur qui s’est desserré, ça fuit comme un panier, nous perdons toute notre essence. Je vous en prie, la clef anglaise !

Encore une fois, Nalorgne répondit :

— Non.

Pérouzin allait protester, puis il réfléchit qu’une altercation ne servirait à rien, sinon à le ridiculiser, lui et son collègue. L’ancien notaire était de bonne composition et peu partisan des discussions.

— Si Nalorgne me refuse la clef anglaise, pensa-t-il, c’est qu’il doit avoir ses raisons pour cela. Peut-être a-t-il peur de se salir les mains ?

Et, brave homme, Pérouzin se tira, non sans peine, de dessous l’automobile. Il allait monter sur le marchepied de la voiture pour fouiller sous les coussins et en retirer l’outil qui lui était nécessaire, lorsque Nalorgne lui fit un signe, cependant qu’il murmurait imperceptiblement :

— Laissez donc cela tranquille, venez et regardez…

Pérouzin obtempéra : il suivit des yeux le doigt de Nalorgne qui lui désignait quelque chose, quelqu’un plutôt, dans la foule amassée devant les étalages de Paris-Galeries.

— Voyez-vous, poursuivit mystérieusement Nalorgne, cette toute petite personne brune, aux cheveux ébouriffés, qui a l’air de s’intéresser vivement à l’étalage des corsets soldés à quatre francs soixante-quinze ?

Pérouzin ouvrit des yeux arrondis de surprise :

— Je la vois, en effet. C’est bien la toute petite femme, celle qui a plutôt l’air d’une gamine, d’une fillette ?

— C’est cela même.

— Ce n’était pas la peine de me déranger. J’ai énormément à faire sous la voiture, si c’est tout ce que vous aviez à me dire… Je suis étonné qu’un inspecteur de la Sûreté comme vous, qui, en outre, est un ancien prêtre, tombe ainsi en arrêt devant la première petite bonne femme venue et croit nécessaire de déranger ses collègues de leur travail.

— Vous serez toujours plus bête que nature, Pérouzin, fit-il, et je me demande comment j’ai pu autrefois m’associer avec vous pour monter un bureau d’affaires.

— Qui n’a pas réussi, d’ailleurs…

— Regardez-la ! Sacrée gamine, va ! Voyez-vous ce qu’elle va faire ?

— Je devine, elle va faire un coup, un mauvais coup. Sans doute chiper quelque chose à l’étalage ?

L’ex-notaire suivit curieusement des yeux la gamine qui, après avoir examiné sans grande attention les corsets, passait au rayon de fleurs et plumes, semblant s’intéresser vivement aux déclarations enthousiastes que faisait le vendeur préposé à l’écoulement de cet article. Mais, cependant qu’elle regardait ainsi, ses mains, qu’elle dissimulait sous une sorte de pèlerine, allaient et venaient autour d’elle, ses doigts écartés frôlaient sans cesse les gens qui se trouvaient à proximité. La gamine aux cheveux ébouriffés semblait se préoccuper particulièrement de suivre de très près une dame fort élégante qui s’intéressait, elle, aux objets exposés.

— Attention, ça va y être dans un instant. Voyez plutôt !

La gamine s’était rapprochée de plus près encore de la grande dame. Celle-ci portait suspendu à la saignée du coude, un réticule qui battait le long de sa jupe. Il était à peu près à quarante centimètres au-dessus du sol.

La petite femme, soudain, profitant d’une légère bousculade, laissa tomber son mouchoir sur le trottoir, et avec un geste fort naturel, se pencha pour le ramasser, mais en même temps, plus rapide que l’éclair, elle avait ouvert le réticule de sa voisine, elle y plongeait une main, petite main adroite, qu’elle retirait aussitôt ; puis, de l’air de la plus parfaite innocence, elle s’écarta, fit quelques pas dans la direction opposée.

Pérouzin n’avait rien vu, mais lorsque Nalorgne lui eut dit : « Eh bien, vous avez compris ? », il se contenta de répondre :

— J’ai compris, en effet. Cette petite personne a ramassé un objet par terre, mais il n’y a pas délit. C’est son mouchoir qui lui appartenait.

— Et dire, grommela-t-il, que c’est à des gens comme ça que l’on confie la surveillance de Paris ! Mon cher Pérouzin, nous allons faire une capture sensationnelle, entendez-vous ? Et pour réussir complètement, nous ne sommes pas trop de deux. Écoutez, obéissez-moi : vous allez aborder cette grande dame élégante qui s’en va. Vous allez lui dire ceci : « Madame, votre porte-monnaie vient de vous êtes dérobé, mais la police tient la voleuse, veuillez m’accompagner au poste de la rue d’Anjou, et votre argent vous sera rendu. » Moi, de mon côté, je vais arrêter la petite femme qui s’est emparée de ce porte-monnaie et je serai au bureau de police lorsque vous y arriverez avec la victime. Allez, dépêchez-vous !

— Et l’automobile ?

— Elle ne s’en ira pas, soyez tranquille, nous avons assez de peine à la faire marcher et vous vous y connaissez, du moins on le prétend. Songez donc, jamais personne d’autre ne pourra la faire démarrer. Et si, par hasard, d’ailleurs, cela arrivait, ce serait une bénédiction, car nous en serions débarrassés.

Ce dernier souhait que formulait Nalorgne était perdu pour Pérouzin qui s’élançait sur les traces de la grande dame élégante, fort inquiet à l’idée qu’il allait falloir l’aborder et que peut-être celle-ci aurait un médiocre plaisir à entrer en conversation avec un homme aussi sale que l’était Pérouzin qui venait de passer une demi-heure sous la voiture. Nalorgne, cependant, emboîtait le pas à la petite femme aux cheveux ébouriffés. Et, tout en la suivant, cependant qu’elle se dirigeait d’un pas assuré vers la Madeleine, il se répéta les instructions que lui avait données jadis son chef suprême, M. Havard :

— Le bon agent de la Sûreté ne doit pas faire de scandale lorsqu’il procède à une arrestation. Les choses doivent passer inaperçues.

Et Nalorgne, estimant qu’il fallait suivre à la lettre ces instructions, n’aborda point la petite femme avant qu’elle ne se fût éloignée de Paris-Galeries.