— Canaille de Beaumôme, cria-t-il, c’est toi la cause de tout cela !
Se dandinant, l’individu qui jetait un mauvais regard sur son interpellateur, se rapprocha :
— Qu’est-ce qu’on me veut ? Qu’est-ce que j’ai fait encore ? demande-t-il.
Le père Coutureau, qui, malgré la compréhensible émotion, n’oubliait pas la tradition et se souvenait qu’il était aussi un artiste, eut un geste solennel pour désigner aux inspecteurs de la police l’individu qu’il venait d’interpeller. Il tendait le jarret, il bombait le torse, et étendait le bras dans la direction du nouvel arrivant :
— Voilà la cause des malheurs de Rose ! déclara-t-il. C’est monsieur, un propre à rien, un rien du tout qui l’a débauchée, alors vous comprenez, la petite, voyant qu’elle était remarquée, a sans doute voulu faire la coquette, se payer des choses de luxe. Comme elle n’a pas les moyens, et que ce n’est pas monsieur qui la fait vivre, elle a volé pour être belle. Ah, misérable !
Dès lors, le père Coutureau se prit la tête dans les mains et sanglota bruyamment en secouant les épaules comme on fait au théâtre.
Cependant, du lointain, naissait une rumeur sourde d’abord, qui se précisait de plus en plus. Le père Coutureau reprit ses esprits :
— On s’impatiente dans la salle, fit-il. Le fait est que nous avons dix minutes de retard.
D’un geste autoritaire, il fit signe à l’amant de sa fille :
— Au rideau Beaumôme, au rideau ! Je frappe les trois coups, et on va lever.
— Pardon monsieur, interrompit Nalorgne, mais je voudrais avoir un instant d’entretien avec vous.
— Tout à l’heure ! clama le régisseur. Vous pouvez bien attendre, vous voyez bien que je suis occupé.
Dès lors, tout à son métier, le père de la voleuse se multiplia, oubliant ses soucis personnels pour ne songer qu’à l’art, dont il allait assurer, une fois encore, la manifestation solennelle.
Quelqu’un dans le groupe des artistes s’enquit auprès de Pérouzin du sort que l’on allait réserver à l’infortunée petite Rose. C’était un jeune homme élégant, bien vêtu, et dont l’apparence distinguée contrastait au milieu de ce groupe d’artistes, braves gens sans doute, mais n’appartenant évidemment pas à ce que la profession compte de plus huppé.
C’était Dick, l’ami, l’amoureux peut-être de la riche Américaine du Gigantic Hôtel, miss Sarah Gordon. C’était lui dont, quelques soirs auparavant, Juve avait été surpris d’apprendre qu’il appartenait à ce modeste théâtre de quartier, alors qu’il était premier prix du Conservatoire.
— Qu’en a-t-on fait ? demandait Dick, auquel Pérouzin répondit :
— Elle est au Dépôt, et non pas jusqu’à demain matin comme cela se passe d’ordinaire, mais pour quarante-huit heures encore, parce que, comme vous le savez, il y a deux jours de fête, nous sommes samedi soir, le juge ne l’interrogera que mardi.
— Ne pourrait-on pas, suggéra l’artiste, désintéresser la personne volée et obtenir la mise en liberté de la petite ?
Pérouzin hésitait à répondre, ne sachant trop que dire. Autour de lui, les artistes prenaient cela pour un acquiescement et spontanés, généreux, comme ils le sont tous, fouillaient leurs poches, proposaient d’organiser une collecte, de rembourser intégralement la dame volée, afin que l’on mette tout de suite la pauvre Rose en liberté. Mais Nalorgne expliquait :
— Il n’y a rien à faire tant que la plaignante n’aura pas signé son désistement.
— Quelle est cette plaignante ? demanda Dick.
— La comtesse de Blangy.
***
Cependant, l’assistance houleuse de la salle s’était calmée. On venait de frapper les trois coups. Le rideau se leva. Il y avait foule ce samedi soir, et si le public au parterre était relativement tranquille, on faisait grand tapage dans les galeries.
Évidemment, la police aurait pu faire avec profit une descente au Théâtre Ornano, dans les loges de face, à vingt sous la place. Il y avait là des gaillards qui, certes, auraient eu beaucoup de choses à raconter au juge d’instruction. Par exemple : Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz ; Adèle, l’ancienne bonne, trônait au premier rang d’une loge, cependant que Bébé, placé à côté d’elle, lui faisait des agaceries. Adèle, toute fière, déclarait :
— Voilà le rideau qui se lève. C’est Beaumôme. C’est mon amant qui le fait marcher.
On s’esclaffa :
— Ah véritablement, ce Beaumôme était un type pas ordinaire, qui savait tous les métiers.
— Le fait est, reconnut Adèle, qu’il est rudement costaud, mon homme !
— Ton homme, crâneuse, tu te figures donc qu’il est à toi toute seule ? demanda Œil-de-Bœuf, sournois.
— Sais-tu pas, poursuivit Bébé, que s’il est au théâtre maintenant, c’est uniquement parce qu’il couche avec la fille du père Coutureau ?
— Répète-le voir ! fit Adèle, serrant le poing, l’œil étincelant.
Prudemment, Œil-de-Bœuf battit en retraite :
— Moi, j’en sais rien, j’ai pas la preuve, mais c’est ce que tout le monde dit.
— Ah la garce ! grogna-t-elle. Eh bien, comment que je vais l’arranger, cette petite Rose, lorsqu’elle va paraître en scène tout à l’heure.
Elle se tourna vers Bébé :
— Tu vas voir, fit-elle, si je sais ce que c’est que de faire du potin.
— Faut pas te gêner, ma fille, bien au contraire. Tant plus qu’il y a du bruit, tant plus on rigole. Tiens, justement, voilà Dick qui est en scène, la Rose Coutureau va entrer dans un instant, la voilà qui vient, regarde.
Dans la loge, on s’apprêtait à rire. Adèle avait placé devant elle le sac d’oranges, elle allait en bombarder la jeune artiste sitôt son apparition sur la scène. Elle leva le bras. Mais Bec-de-Gaz d’un geste brusque, arrêta son mouvement :
— Rien à faire, suggéra-t-il, tiens-toi tranquille, Adèle. Tu vois donc pas que c’est une autre qui tient le rôle ? Rose Coutureau est doublée.
Adèle interdite, considéra un instant la nouvelle venue, reconnut que ce que disait Bec-de-Gaz était exact.
— Elle est doublée, c’est vrai fit-elle, mais pourquoi ?
Il y eut un silence, nul ne le savait encore.
14 – HORS DU DÉPÔT
— Ah nom de nom, nom de nom !
— Tais-toi.
— Nom de Dieu.
— Tais-toi, te dis-je, et rentre dans ta cambuse.
L’individu qui venait de recevoir cet ordre précis recula machinalement et rentra à reculons, trébuchant dans des meubles, dans ce que son interlocuteur venait d’appeler « sa cambuse ».
C’était un petit logement modeste, et plutôt mal rangé qu’éclairait simplement une lampe fumeuse.
Le personnage, toutefois, qui venait de proférer ces ordres comminatoires, s’avançait lentement, serrant de près son interlocuteur qui, les yeux hagards, les mains tremblantes, continuait à murmurer :
— Nom de Dieu de nom de Dieu, qu’est-ce que c’est ?
Le premier personnage, autoritairement, reprit :
— Tu n’es qu’un dégoûtant ! Un père indigne, infâme et sans cœur. N’as-tu pas honte de n’avoir pas été plus ému, plus ennuyé lorsqu’on est venu t’apprendre le malheur survenu à ta fille ? Coutureau, je ne t’imaginais pas comme ça.
Ces reproches, en effet, s’adressaient au vieil habilleur-régisseur au Théâtre Ornano.
Le père Coutureau, après la représentation, était d’abord allé chez le marchand de vin où, suivant l’usage, il avait fait de copieuses libations, puis il était rentré à son domicile, un humble et modeste sixième, rue Ramey. Seul dans son logement, il avait entrepris de se dévêtir et de se coucher lorsqu’un coup violent avait été frappé à sa porte. Légèrement ivre et malgré tout très troublé par l’aventure inattendue de sa fille, le père Coutureau était allé ouvrir et alors, depuis l’instant où il s’était trouvé en présence du personnage qui insistait pour pénétrer chez lui, il était demeuré complètement abasourdi, incapable de préciser sa pensée, de formuler une seule parole, si ce n’est des jurons.