Le Bedeau se retourna, tressaillit comme il tressaillait toujours lorsqu’on le surprenait.
Le jeune homme inconnu, toutefois, s’était penché vers lui et commençait à voix basse :
— C’est bien toi le Bedeau, n’est-ce pas ?
— Non, fit énergiquement l’apache, le Bedeau, connais pas. Sais pas ce que tu veux dire.
C’était là une déclaration prudente, et personne dans l’assistance ne songeait à la contredire. Dans la pègre, on savait, en effet, par expérience, qu’il est de la plus enfantine sagesse de dissimuler par principe son identité, lorsque d’aventure quelqu’un que l’on ne connaît pas vous aborde.
Le jeune homme toutefois ne paraissait pas étonné de cette réponse. Toujours à voix basse, il continua :
— C’est bien. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel c’est que tu lui dises, au Bedeau, qu’on l’attend tout à l’heure, à deux heures et demie précises, lui, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf et aussi la grande Berthe.
Le Bedeau, qui n’avait pas levé les yeux, et continuait à jouer machinalement avec le cornet de dés, répliqua d’une voix sourde :
— Je connais pas tous ces gens-là. Je sais pas ce que tu veux dire…
Mais imperturbablement, son interlocuteur poursuivait :
— Le rendez-vous sera dans le parc des Buttes-Chaumont. Au pied du kiosque. Au bout du pont. Deux heures et demie. Et surtout que personne ne soit en retard.
Le Bedeau esquissa encore une protestation :
— Faut croire que tu es soûl comme une bourrique, déclara-t-il sans conviction, je ne connais pas ces gens-là et je n’irai pas. Non, je ne marche pas.
L’inconnu cependant s’apprêtait à partir, et il précisa :
— Tu viendras. Vous viendrez tous.
Puis, imperceptiblement, frôlant presque de ses lèvres la grande oreille plate du Bedeau, il expliqua :
— C’est l’ordre de Fantômas.
***
À deux heures vingt du matin, par la rue Botzaris, rue déserte, sinueuse et sinistre qui longe le parc des Buttes-Chaumont, une troupe d’individus s’acheminait lentement, avec précaution. Il y avait là trois hommes et une femme, et c’était le Bedeau, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, ainsi que la grande Berthe.
Cette femme, qui accompagnait les apaches, était une pierreuse déjà sur le retour, que la débauche et la laideur avaient rendue célèbre dans les quartiers de la Chapelle.
Après que le Bedeau eut assuré que ni lui, ni ses compagnons ne viendraient au rendez-vous que Fantômas leur faisait assigner par ce jeune homme inconnu, les apaches, sitôt le départ de ce dernier, s’étaient regardés interloqués puis, sans s’en rendre compte, avaient négligé la partie de Zanzibar pour s’entretenir mystérieusement entre eux.
En l’espace de cinq minutes, tous étaient d’accord et, n’ayant plus rien à se dire, ils sortaient tête basse du cabaret du père Korn et s’acheminaient dans la direction du rendez-vous que leur donnait le Maître de l’Effroi.
Fantômas était décidément toujours le puissant d’entre les puissants, il n’avait qu’un geste, qu’un signe à faire, on lui obéissait.
Dans le silence de la nuit, une voix s’éleva :
— Enjambe la balustrade, ma fille !
C’était le Bedeau qui signalait à la grande Berthe la petite grille qui séparait de la rue le commencement du parc des Buttes-Chaumont. La pierreuse obéit sans mot dire ; aidée par Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, elle s’introduisit dans le jardin public, désert à cette heure nocturne. Les trois compagnons la suivirent, et les quatre individus, avec précaution, évitant de faire du bruit, redoutant d’être surpris par quelque garde, longèrent les massifs, se dissimulant sous les arbres, évitant de marcher au milieu des allées, afin de n’être point vus.
Au bout de quelques instants ils parvenaient au pied du kiosque où le jeune homme inconnu leur avait dit que Fantômas viendrait les rejoindre. Ils attendirent là, un quart d’heure, vingt minutes.
— Personne, grommela le Bedeau. Sûr que ce gigolo s’a foutu de nous.
Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf hochèrent la tête sentencieusement. L’un d’eux murmura d’une voix menaçante :
— Si jamais, il retombe sous nos pattes, qu’est-ce qu’on lui passe à ce morveux à la manque pour s’être offert notre figure !
Mais il s’arrêta soudain de parler. Un bruit léger de feuilles sèches craquant sous des pas venait de retentir dans la broussaille, et d’un massif surgit une silhouette noire. Les apaches se redressèrent, comme mus par un ressort : c’était Fantômas.
— Ça va patron ? interrogea le Bedeau d’un ton qu’il s’efforçait de rendre aimable.
Mais Fantômas ne lui répondit point. Très bas, d’une voix enrouée, à peine perceptible, le Maître du Crime prit la parole :
— C’est bien d’être venus, je vous remercie. J’ai besoin de quelqu’un parmi vous. De la grande Berthe. Il y a une femme au Dépôt actuellement et je veux la faire sortir. C’est la grande Berthe qui la sauvera.
Fantômas se rapprocha de la femme. Il la prit par la main, cependant que d’une voix un peu plus puissante, il ordonnait aux hommes :
— Vous autres, débinez-vous, je n’ai plus besoin de vos services !
Le Maître avait une attitude étrange, et il s’exprimait d’une voix lointaine dont les intonations étaient difficiles à définir. Fantômas était-il ému plus qu’il ne voulait le paraître, ou avait-il peur ? Ou bien alors, au contraire, cette apparence bizarre, presque hésitante, dissimulait-elle une sourde colère, une froide mais terrible résolution ?
Le Bedeau et ses deux amis se posaient en vain ces questions, cependant qu’ils dévalaient le monticule au sommet duquel se trouvait le kiosque où Fantômas les avait rejoints.
— Qu’est-ce qu’il avait le patron ? demandait Œil-de-Bœuf. Ça n’avait pas l’air de bicher.
— Oh ben, c’est qu’il prépare sans doute une combine et alors, il a p’t-être les foies rapport à la rousse, répondit Bec-de-Gaz.
Le Bedeau, lui, toujours très craintif, ayant perpétuellement la peur du Maître, se contenta de proférer :
— Fantômas est le patron. Après tout, s’il nous a fait débiner sans vider son sac, c’est qu’il a ses raisons.
Les apaches continuèrent silencieusement leur marche. Aucun d’eux ne songeait au sort que Fantômas pouvait réserver à la grande Berthe, rien ne prouvait d’ailleurs que le bandit allait faire le moindre mal à la pierreuse et du reste, aucun d’eux ne se souciait d’elle.
***
Le lendemain, réunis chez le père Korn, les complices de Fantômas recommençaient leur partie de dés, ils n’avaient revu ni Fantômas, ni la grande Berthe.
Contrairement à ses habitudes, celle-ci n’était pas apparue dans le cabaret, à moitié grise à une heure du matin, lestée de sa modeste recette du soir, vingt-cinq ou trente sous habituellement, qu’elle dépensait aussitôt dans le bouge, lorsqu’elle ne les perdait pas au zanzi.
La pierreuse, en effet, s’éternisa ce soir-là sur le boulevard de la Chapelle, où elle avait installé son quartier général.
Contrairement aux règlements de la police, elle fit le trottoir après une heure du matin et, avec la plus tranquille audace, même avec une attitude de défi et de provocation, elle racola les passants attardés, injuriant ceux qui ne s’arrêtaient pas pour lui répondre.
Sous les arcades de métro, la pierreuse faisait un tel tapage que des agents finirent par s’approcher, pour voir ce dont il s’agissait.
Ils trouvèrent la grande Berthe étendue à plat ventre sur un banc, comptant ses gros sous, en poussant de rauques grognements :
Elle entendit le pas lourd des gardiens de la paix et ne se dérangea point. Elle se contenta de les fixer d’un œil narquois et lorsqu’ils passèrent à proximité d’elle, elle grommela :
— Tiens v’là les vaches !
— Brigadier, fit le plus jeune des agents, un débutant, qui tressaillait sous l’insulte, avez-vous entendu ?