— Faites excuse, monsieur l’agent, on n’en a pas pour longtemps, mais en ce moment nous ne pourrions pas bouger de deux centimètres, c’est une petite panne, mais nous allons en sortir.
L’agent grommelait quelque chose qui était une approbation, puis ajouta, bonasse :
— Si c’est pas malheureux tout de même que les bandits de la place Clichy n’aient pas eu de panne, eux. Ah, c’est pas à des gars comme cela que ça arrive d’être arrêtés en chemin !
— Sûr, dirent les mécaniciens.
Les bras croisés sur la pèlerine, l’agent s’éloignait.
— Bedeau, appelait cependant le conducteur de l’autobus, s’adressant à un des mécaniciens et tendant le doigt vers l’agent, tu tacheras de le coucher, il nous a tous vus de trop près.
— C’est entendu, patron.
Bedeau, avait dit le pilote ? Nom sinistre et célèbre dans le monde des apaches.
Il n’y avait, en effet, aucun doute à avoir sur la personnalité de tous ces mécaniciens et de leur chef. Ceux qui se groupaient ainsi soi-disant pour faire cesser une panne, étaient bien les membres de la bande du Maître de l’Effroi, du Roi du Crime, de Fantômas. Non content d’avoir volé déjà un autobus pour piller le Comptoir National, place Clichy, Fantômas, dont l’audace ne connaissait pas de bornes, ce jour-là, pilotant un nouveau véhicule en plein Paris, conduisait sa bande vers de mystérieuses et tragiques besognes.
Tous, cependant, paraissaient fort occupés à la réparation d’un essieu. Fantômas demanda :
— Vous êtes prêts ?
— Tout ce qu’il y a de plus prêts, patron.
Mais, en même temps, Mort-Subite déclarait :
— J’ai les foies, je me demande si l’on ne va pas se faire poisser.
Il y eut de sourds murmures et de rudes protestations.
— Dis donc le môme, va-t-en donc voir à la cuisine, si par hasard nous y sommes.
C’était un des faux mécaniciens qui interpellait ainsi un petit pâtissier arrêté sur le bord du trottoir, son panier en équilibre sur la tête et semblant surveiller avec grand intérêt le travail des hommes qui s’empressaient autour de la voiture.
Le petit pâtissier s’éloigna, mais fut immédiatement remplacé par une sorte de vagabond dont la tenue bizarre était digne de remarque. L’homme portait un haut de forme dont les bords avaient été déchirés, ce qui le réduisait à avoir l’aspect d’une sorte de boîte tronquée. Il avait sur les épaules un grand pardessus vert taché, usé, déchiré. L’un de ses pieds était chaussé d’une espadrille et l’autre d’un soulier verni. Au demeurant, cet homme à l’aspect de mendiant, fumait l’air béat une énorme pipe en terre qu’il soutenait précieusement de ses deux mains avec une peur évidente de la casser.
— Naturellement, monologuait-il, ‘turellement que ça devait arriver ! Ah bien ça, c’est plutôt farce ! Je m’en va zyeuter le spectacle sans payer ma place. Seulement, qu’est-ce qu’ils peuvent bien fiche ici ? C’est tout à fait rigolo. Heureusement que je ne vais pas être reconnu.
Or, au moment même où l’individu semblait s’affirmer qu’il ne pouvait pas être reconnu, le conducteur le fixa de ses yeux ardents.
— Bouzille ! appela-t-il.
Le mendiant sursauta.
— Bon, voilà le café qui se gâte…
Mais tout de même, il s’empressa d’accourir :
— Qu’est-ce que vous voulez, mon bon monsieur ?
Or, en parlant, Bouzille, car c’était bien Bouzille, ce mendiant, l’inénarrable chemineau qui avait vécu tant de fantastiques aventures et promené sa perpétuelle bonne humeur au sein des pires catastrophes, Bouzille, pâlissait, blêmissait, prenait un air sérieux.
— Ah pardon, je ne vous avais pas reconnu, patron. Comment c’est vous, Fantômas ?
Fantômas qui portait la casquette des mécanos, la veste de cuir, Fantômas, dont les joues noires de cambouis étaient embroussaillées d’une fausse barbe mal faite, ne tressaillit même pas :
— Oui, c’est moi, Bouzille ! Que fais-tu là ?
— Mais je me promène, je regarde les oiseaux.
— Tu espionnes, Bouzille ?
— Et quoi donc, patron ?
La candeur de Bouzille était évidemment feinte et Fantômas ne s’y trompait pas. Pourtant telle était l’audace du bandit qu’il ne paraissait nullement ennuyé d’avoir été identifié par Bouzille et nullement inquiet de voir rôder autour de lui cet étrange personnage qui, certes, était connu dans la pègre, y était même estimé, apprécié, mais qui, enfin, s’était toujours refusé à entrer définitivement dans la bande dont s’entourait le terrifiant criminel.
— Bouzille, ordonna Fantômas, tu vas nous prêter la main.
— Ouais ? Et pourquoi faire ?
— Tu crieras.
— Je crierai ? demanda-t-il. Et quand ?
— Tu le verras bien.
Déjà, le redoutable conducteur de l’autobus avait fait le tour du véhicule, il inspectait le quai dans la direction de l’Hôtel de Ville.
— Attention, recommanda-t-il encore, et dépassant les mécaniciens qui faisaient toujours mine de s’affairer à la hauteur des roues arrière, il revint à l’intérieur de la voiture où était demeuré l’homme qui, quelques instants auparavant, se trouvait à côté de lui sur le siège.
— Tu es prêt, interrogea Fantômas ? Ton chapelet est disposé ?
— Vous bilez pas, patron. Oui mon chapelet est prêt, et j’ai même dans l’idée comme ça, que les prières vont faire du tapage.
Mais Fantômas n’écoutait plus. Dépassant l’arrière du véhicule, il avait rapidement remonté sur le trottoir et avisant Bouzille qui, accoudé au parapet s’inventait un jeu nouveau consistant à cracher le plus loin possible :
— Bouzille.
— Patron ?
— Vois-tu ces deux plombiers là-bas ?
— Oui, patron.
— Tu vas aller les trouver, tu leur diras de ma part : Attention !
Bouzille ouvrit les yeux ronds, gonfla les joues, tira de sa poche un mégot qu’il se mit à chiquer, puis les yeux toujours sur Fantômas, il questionna :
— Ce sont des aminches ?
— Va, répétait le bandit, dépêche-toi ! L’un est Tête-de-Lard, l’autre, c’est La Carafe.
Bouzille se décida.
Il se dirigea vers deux ouvriers vêtus de la veste bleue des plombiers, portant en bandoulière le sac de cuir et qui, survenus là depuis quelques minutes, ne semblaient même pas avoir regardé dans la direction de l’autobus.
Bouzille les considéra curieusement puis, les frôlant presque, renifla très haut et très fort pour attirer l’attention.
— Eh, murmura-t-il en même temps, voilà l’instant, gare la casse !
Cela fait, Bouzille sans s’arrêter auprès des deux hommes, continuait son chemin et semblait s’absorber dans la contemplation des partitions de musique étalées en désordre dans les casiers d’un bouquiniste.
Bouzille, d’ailleurs, paraissait s’amuser infiniment. Il avait été certes violemment ému en reconnaissant Fantômas et ses principaux complices auprès de l’autobus arrêté, mais, déjà le calme renaissait en son âme de philosophe.
— Moi, murmurait Bouzille, je suis comme Absalon, ou plutôt non comme un autre. Enfin. Je ne sais pas, je m’en lave les mains.
Bouzille interrompit ses réflexions pour prêter l’oreille à un dialogue engagé tout près de lui. Le bouquiniste jusqu’alors, sommeillait sur une chaise, attendant l’heure où, chaque soir, renonçant à la venue d’un hypothétique client, il se décidait à fermer ses boîtes ; or, une main s’était posée sur son épaule, un bonjour cordial l’avait réveillé.
— Comment allez-vous, père Cornélius ? Et les affaires ?
— Les affaires vont comme moi, très mal.
— Plaignez-vous donc, on vous installe l’électricité.
C’était cette dernière phrase qui avait attiré l’attention de Bouzille.