Celui qui la prononçait, un tout jeune homme au visage soigneusement rasé, à l’air intelligent, aux yeux vifs et remuants, l’accompagnait en effet d’un grand geste, désignant les deux plombiers, les deux soi-disant plombiers plutôt, auxquels Bouzille venait de communiquer l’avertissement de Fantômas.
— Vous avez vu, continuait l’inconnu, qu’est-ce que c’est que cela ?
— Je ne sais pas, ma foi.
Le jeune homme montrait alors les deux ouvriers qui déroulaient au travers du quai un long câble d’acier qui brillait à la lueur des réverbères que l’on commençait à allumer et qui apparaissait bien un câble électrique, en effet.
— Je ne sais pas, répondait le père Cornélius, je ne sais pas, mais je m’en moque, ce n’est toujours pas cela qui fera vendre ma musique.
Le brave homme paraissait en grande intimité avec celui qui l’entretenait, car il continuait d’un ton familier :
— Et vous, êtes-vous content du moment ? Devenez-vous millionnaire ?
— Pas très vite !
— Pourtant, vous avez bien du talent. Ah nom d’un chien !
Abandonnant sa chaise et s’étirant à la façon d’un homme qu’une longue immobilité a engourdi, le bouquiniste répétait avec conviction :
— Ah vous avez bien du talent ! Tenez, je me rappelle quand vous jouiez le fameux drame. Vous savez le crime…
Soudain, le bouquiniste éclata de rire :
— Tenez, figurez-vous une chose, reprenait-il. Depuis ce jour-là, je n’ai jamais mis les pieds dans un théâtre. Ah ! quand vous aurez des billets…
— Des billets, père Cornélius, tout le monde m’en demande. Hélas, je n’en ai pas beaucoup, et puis, je ne suis plus là-bas, j’ai changé de théâtre.
— Ah bah ! et où êtes-vous donc ?
— Au Théâtre Ornano.
— Oui, oui, je connais, à la Fourche de la rue Clignancourt, pas vrai ?
— Tout juste.
Le bouquiniste souleva sa calotte noire, gratta son crâne chauve, puis demanda :
— Dites donc, rappelez-moi donc votre nom ?
— Dick, père Cornélius.
— C’est vrai, monsieur Dick. Parbleu, je vous connais bien, mais j’oublie toujours comment vous vous appelez. Pourquoi diable que vous avez choisi ce nom-là ? C’est pas un nom de chrétien, c’est presque un nom de chien.
Or, à la remarque du bonhomme, le jeune homme avait éclaté de rire :
— C’est un nom anglais, père Cornélius, répondit-il, et je l’ai pris parce qu’il fait bien au théâtre ! Voyez-vous, quand on est acteur comme moi, la question du nom a une grande importance. Dick, cela se retient, cela sonne.
— Mais pourquoi n’avoir pas pris un nom français ?
— Affaire de mode, père Cornélius. Les Français prennent des noms anglais et les Anglais des noms français.
Tandis que le jeune acteur du Théâtre Ornano s’entretenait ainsi avec le père Cornélius, Bouzille, qui d’abord avait écouté avec intérêt leur conversation tant qu’elle avait eu trait à Tête-de-Lard et à La Carafe, les deux apaches amis de Fantômas, avait cessé d’y prêter la moindre attention.
Bouzille n’avait plus d’yeux que pour les gens de l’autobus qui demeuraient toujours groupés autour de leur véhicule, et aussi pour Tête-de-Lard et La Carafe qui, après avoir étendu sur le sol, au travers du quai, un long câble d’acier, éparpillaient maintenant en tous sens leur boîte à outils comme à la recherche d’instruments de travail.
— Que diable fabriquent-ils et qu’est-ce que peut cacher toute cette manigance ? Je donnerais bien ma part de paradis…
Bouzille jubilait :
— Sûr et certain, se disait-il, sûr et certain que je m’en vais voir des choses.
Mais Bouzille, subitement, s’aperçut que Fantômas le fixait des yeux en fronçant les sourcils et ayant l’air de l’attendre.
— Allons voir, pensa le chemineau. Rapidement, il se dirigea vers la voiture en panne :
— Alors, patron ?
— Ne reste pas là, imbécile, tiens-toi tout contre l’autobus.
Fantômas venait de parler d’une voix nerveuse et mauvaise presque. Bouzille eut l’impression que l’instant décisif approchait.
— Bien sûr, murmura le chemineau, bien sûr ça va se gâter, le temps est à l’orage.
Mais Bouzille avait beau regarder de tous côtés, il n’imaginait nullement ce qui se préparait.
Si Fantômas était là en compagnie de ses plus redoutables complices, c’était évidemment pour y accomplir l’un de ces exploits dont il était coutumier, et cependant rien ne permettait de deviner encore ce qu’allait être cet exploit. L’acteur Dick, au même moment, commençait à s’intriguer fort en remarquant la manœuvre des ouvriers plombiers.
— C’est bizarre, faisait-il en les regardant et en prenant à témoin le père Cornélius, que diable peuvent-ils faire avec ce câble ? Ce n’est certainement pas un câble électrique, ils ne le laisseraient pas ainsi à même le sol et ne s’exposeraient pas à ce que les voitures, en passant par-dessus…
Mais Dick n’eut pas le temps d’achever.
Un coup de sifflet strident, prolongé, venait de retentir.
Au coup de sifflet, en une seconde, les deux soi-disant plombiers, c’est-à-dire Tête-de-Lard et La Carafe, avaient brusquement couru aux extrémités du câble. Un nouveau coup de sifflet retentit, les deux hommes se baissèrent, soulevèrent le câble et, par des boucles préparées à l’avance, l’attachèrent, tendu à un mètre du sol à peu près, d’un côté à l’un des gros platanes bordant l’avenue, de l’autre à un bec de gaz.
À l’instant où le coup de sifflet avait été donné, une automobile des Postes, une lourde voiture venant du bureau qui se trouve au bas de l’Hôtel de Ville, dépassait l’autobus. Elle avançait à toute allure sur le quai désert, car le conducteur, retardé place du Châtelet par un encombrement, devait rattraper son retard pour atteindre la gare d’Austerlitz à l’heure réglementaire, quand elle donna à toute vitesse sur le câble tendu.
L’automobile se renversa dans un fracas et, cependant que des cris de terreur et d’angoisse s’élevaient de tous côtés, cependant que, de toutes parts, les passants s’élançaient, un nouveau coup de sifflet déchira l’air.
Dick, l’acteur, avait été l’un des premiers à vouloir bondir au secours du malheureux conducteur de l’automobile postale et, avant d’avoir pu faire dix pas peut-être, il se heurtait à l’un des mécaniciens de l’autobus accouru.
— Les mains en l’air, criait l’homme, ou gare à toi !
Dick n’avait pas le temps de protester qu’un coup de poing le jetait sur le sol.
Alors ce furent des clameurs, des hurlements, une galopade folle d’hommes prenant la fuite.
L’acteur Dick devait être fort énergique cependant. Il se forçait à résister au vertige qui l’anéantissait, il redressait la tête et, toujours étendu sur le sol, ne cherchant plus à se relever, mais voulant voir, il regarda. De l’autobus immobilisé depuis quelques instants et auquel nul n’avait fait attention, la bande des mécaniciens s’était précipitée vers la voiture des postes renversée. Un homme courait, vêtu d’une courte veste de cuir, la tête coiffée de la casquette plate des wattman. Il tenait, comme ses compagnons, une barre de fer. Dick vit qu’il la levait, qu’elle tournoyait dans l’air, qu’elle s’abattait sur le crâne du malheureux postier qui après avoir été projeté sur le trottoir, se relevait péniblement.
Les autres mécaniciens déjà entouraient la voiture de poste renversée. À coups de barres de fer, ils la défonçaient. Ils allaient voler les valeurs.
Toutefois, au même instant, et croyant vivre un cauchemar, Dick se disait :
— Ça n’est pas possible, on va les arrêter, on va les prendre.
Des passants accouraient bien, mais Dick, dans une vision d’épouvante, les apercevait qui s’arrêtaient tous, levant les bras, puis reculant, puis s’enfuyant aussitôt après. Beaucoup tombaient qui ne se relevaient pas. Un vieillard à la longue barbe blanche passa près de l’acteur renversé, hurlant, fou, et laissant derrière lui des traînées de sang. En même temps, l’étrange crépitement augmentait. Dick s’agenouilla titubant. En tournant la tête, il vit que l’autobus s’était ébranlé ; lentement, le pesant véhicule s’approcha de la voiture des postes, autour de laquelle les mécaniciens, ou plutôt les bandits, s’affairaient toujours.