Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenetre.
-Le bourgeois n'est donc pas la, madame Lantier?
-Mais non, monsieur Coupeau, repondit-elle en tachant de sourire.
C'etait un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l'hotel, un cabinet de dix francs. Il avait son sac passe a l'epaule. Ayant trouve la clef sur la porte, il etait entre, en ami.
-Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille la, a l'hopital... Hein! quel joli mois de mai! Ca pique dur, ce matin.
Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes. Quand il vit que le lit n'etait pas defait, il hocha doucement la tete; puis, il vint jusqu'a la couchette des enfants qui dormaient toujours avec leurs mines roses de cherubins; et, baissant la voix:
-Allons! le bourgeois n'est pas sage, n'est-ce pas?... Ne vous desolez pas, madame Lantier. Il s'occupe beaucoup de politique; l'autre jour, quand on a vote pour Eugene Sue, un bon, parait-il, il etait comme un fou. Peut-etre bien qu'il a passe la nuit avec des amis a dire du mal de cette crapule de Bonaparte.
-Non, non, murmura-t-elle avec effort, ce n'est pas ce que vous croyez. Je sais ou est Lantier... Nous avons nos chagrins comme tout le monde, mon Dieu!
Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu'il n'etait pas dupe de ce mensonge. Et il partit, apres lui avoir offert d'aller chercher son lait, si elle ne voulait pas sortir: elle etait une belle et brave femme, elle pouvait compter sur lui, le jour ou elle serait dans la peine. Gervaise, des qu'il se fut eloigne, se remit a la fenetre.
A la barriere, le pietinement de troupeau continuait, dans le froid du matin. On reconnaissait les serruriers a leurs bourgerons bleus, les macons a leurs cottes blanches, les peintres a leurs paletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette foule, de loin, gardait un effacement platreux, un ton neutre, ou dominaient le bleu deteint et le gris sale. Par moments, un ouvrier s'arretait, rallumait sa pipe, tandis qu'autour de lui les autres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite a un camarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris, qui, un a un, les devorait, par la rue beante du Faubourg-Poissonniere. Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, a la porte des deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas; et, avant d'entrer, ils restaient au bord du trottoir, avec des regards obliques sur Paris, les bras mous, deja gagnes a une journee de flane. Devant les comptoirs, des groupes s'offraient des tournees, s'oubliaient la, debout, emplissant les salles, crachant, toussant, s'eclaircissant la gorge a coups de petits verres.
Gervaise guettait, a gauche de la rue, la salle du pere Colombe, ou elle pensait avoir vu Lantier, lorsqu'une grosse femme, nu-tete, en tablier, l'interpella du milieu de la chaussee.
-Dites donc, madame Lantier, vous etes bien matinale!
Gervaise se pencha.
-Tiens! c'est vous, madame Boche!.... Oh! j'ai un tas de besogne, aujourd'hui!
-Oui, n'est-ce pas? les choses ne se font pas toutes seules.
Et une conversation s'engagea, de la fenetre au trottoir. Madame Boche etait concierge de la maison dont le restaurant du Veau a deux tetes occupait le rez-de-chaussee. Plusieurs fois, Gervaise avait attendu Lantier dans sa loge, pour ne pas s'attabler seule avec tous les hommes qui mangeaient, a cote. La concierge raconta qu'elle allait a deux pas, rue de la Charbonniere, pour trouver au lit un employe, dont son mari ne pouvait tirer le raccommodage d'une redingote. Ensuite, elle parla d'un de ses locataires qui etait rentre avec une femme, la veille, et qui avait empeche le monde de dormir, jusqu'a trois heures du matin. Mais, tout en bavardant, elle devisageait la jeune femme, d'un air de curiosite aigue; et elle semblait n'etre venue la, se poser sous la fenetre, que pour savoir.
-Monsieur Lantier est donc encore couche? demanda-t-elle brusquement.
-Oui, il dort, repondit Gervaise, qui ne put s'empecher de rougir.
Madame Boche vit les larmes lui remonter aux yeux; et, satisfaite sans doute, elle s'eloignait en traitant les hommes de sacres faineants, lorsqu'elle revint, pour crier:
-C'est ce matin que vous allez au lavoir, n'est-ce pas?... J'ai quelque chose a laver, je vous garderai une place a cote de moi. et nous causerons.
Puis, comme prise d'une subite pitie:
-Ma pauvre petite, vous feriez bien mieux de ne pas rester la, vous prendrez du mal... Vous etes violette.
Gervaise s'enteta encore a la fenetre pendant deux mortelles heures, jusqu'a huit heures. Les boutiques s'etaient ouvertes. Le flot de blouses descendant des hauteurs avait cesse; et seuls quelques retardataires franchissaient la barriere a grandes enjambees. Chez les marchands de vin, les memes hommes, debout, continuaient a boire, a tousser et a cracher. Aux ouvriers avaient succede les ouvrieres, les brunisseuses, les modistes, les fleuristes, se serrant dans leurs minces vetements, trottant le long des boulevards exterieurs; elles allaient par bandes de trois ou quatre, causaient vivement, avec de legers rires et des regards luisants jetes autour d'elles; de loin en loin, une, toute seule, maigre, l'air pale et serieux, suivait le mur de l'octroi, en evitant les coulees d'ordures. Puis, les employes etaient passes, soufflant dans leurs doigts, mangeant leur pain d'un sou en marchant; des jeunes gens efflanques, aux habits trop courts, aux yeux battus, tout brouilles de sommeil; de petits vieux qui roulaient sur leurs pieds, la face bleme, usee par les longues heures du bureau, regardant leur montre pour regler leur marche a quelques secondes pres. Et les boulevards avaient pris leur paix du matin; les rentiers du voisinage se promenaient au soleil; les meres, en cheveux, en jupes sales, bercaient dans leurs bras des enfants au maillot, qu'elles changeaient sur les bancs; toute une marmaille mal mouchee, debraillee, se bousculait, se trainait par terre, au milieu de piaulements, de rires et de pleurs. Alors, Gervaise se sentit etouffer, saisie d'un vertige d'angoisse, a bout d'espoir; il lui semblait que tout etait fini, que les temps etaient finis, que Lantier ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regards perdus, des vieux abattoirs noirs de leur massacre et de leur puanteur, a l'hopital neuf, blafard, montrant, par les trous encore beants de ses rangees de fenetres, des salles nues ou la mort devait faucher. En face d'elle, derriere le mur de l'octroi, le ciel eclatant, le lever de soleil qui grandissait au-dessus du reveil enorme de Paris, l'eblouissait.
La jeune femme etait assise sur une chaise, les mains abandonnees, ne pleurant plus, lorsque Lantier entra tranquillement.
-C'est toi! c'est toi! cria-t-elle, en voulant se jeter a son cou.
-Oui, c'est moi, apres? repondit-il. Tu ne vas pas commencer tes betises, peut-etre!
Il l'avait ecartee. Puis, d'un geste de mauvaise humeur, il lanca a la volee son chapeau de feutre noir sur la commode. C'etait un garcon de vingt-six ans, petit, tres-brun, d'une jolie figure, avec de minces moustaches, qu'il frisait toujours d'un mouvement machinal de la main. Il portait une cotte d'ouvrier, une vieille redingote tachee qu'il pincait a la taille, et avait, en parlant un accent provencal tres-prononce.
Gervaise, retombee sur la chaise, se plaignait doucement, par courtes phrases.
-Je n'ai pas pu fermer l'oeil... Je croyais qu'on t'avait donne un mauvais coup... Ou es-tu alle? ou as-tu passe la nuit? Mon Dieu! ne recommence pas, je deviendrais folle... Dis, Auguste, ou es-tu alle?
-Ou j'avais affaire, parbleu! dit-il avec un haussement d'epaules. J'etais a huit heures a la Glaciere, chez cet ami qui doit monter une fabrique de chapeaux. Je me suis attarde. Alors, j'ai prefere coucher... Puis, tu sais, je n'aime pas qu'on me moucharde. Fiche-moi la paix!
La jeune femme se remit a sangloter. Les eclats de voix, les mouvements brusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaient de reveiller les enfants. Ils se dresserent sur leur seant, demi-nus, debrouillant leurs cheveux de leurs petites mains; et, entendant pleurer leur mere, ils pousserent des cris terribles, pleurant eux aussi de leurs yeux a peine ouverts.