-Il etait sur le plateau au cafe, criait-il; eh bien! il doit etre compte avec le cafe... Fichez-nous la paix. Emportez votre argent, et du tonnerre si nous remettons jamais les pieds dans votre baraque! -C'est six francs de plus, repetait le marchand de vin. Donnez-moi mes six francs... Et je ne compte pas les trois pains de monsieur, encore!
Toute la societe, serree autour de lui, l'entourait d'une rage de gestes, d'un glapissement de voix que la colere etranglait. Les femmes, surtout, sortaient de leur reserve, refusaient d'ajouter un centime. Ah bien! merci, elle etait jolie, la noce! C'etait mademoiselle Remanjou, qui ne se fourrerait plus dans un de ces diners-la! Madame Fauconnier avait tres mal mange; chez elle, pour ses quarante sous, elle aurait eu un petit plat a se lecher les doigts. Madame Gaudron se plaignait amerement d'avoir ete poussee au mauvais bout de la table, a cote de Mes-Bottes, qui n'avait pas montre le moindre egard. Enfin, ces parties tournaient toujours mal. Quand on voulait avoir du monde a son mariage, on invitait les personnes, parbleu! Et Gervaise, refugiee aupres de maman Coupeau, devant une des fenetres, ne disait rien, honteuse, sentant que toutes ces recriminations retombaient sur elle.
M. Madinier finit par descendre avec le marchand de vin. On les entendit discuter en bas. Puis, au bout d'une demi-heure, le cartonnier remonta; il avait regle, en donnant trois francs. Mais la societe restait vexee, exasperee, revenant sans cesse sur la question des supplements. Et le vacarme s'accrut d'un acte de vigueur de madame Boche. Elle guettait toujours Boche, elle le vit, dans un coin, pincer la taille de madame Lerat. Alors, a toute volee, elle lanca une carafe qui s'ecrasa contre le mur.
-On voit bien que votre mari est tailleur, madame, dit la grande veuve, avec son pincement de levres plein de sous-entendu. C'est un juponnier numero un... Je lui ai pourtant allonge de fameux coups de pied, sous la table.
La soiree etait gatee. On devint de plus en plus aigre. M. Madinier proposa de chanter; mais Bibi-la-Grillade, qui avait une belle voix, venait de disparaitre; et mademoiselle Remanjou, accoudee a une fenetre, l'apercut, sous les acacias, faisant sauter une grosse fille en cheveux. Le cornet a pistons et les deux violons jouaient, " le Marchand de moutarde, " un quadrille ou l'on tapait dans ses mains, a la pastourelle. Alors, il y eut une debandade: Mes-Bottes et le menage Gaudron descendirent; Boche lui-meme fila. Des fenetres, on voyait les couples tourner, entre les feuilles, auxquelles les lanternes pendues aux branches donnaient un vert peint et cru de decor. La nuit dormait, sans une haleine, pamee par la grosse chaleur. Dans la salle, une conversation serieuse s'etait engagee entre Lorilleux et M. Madinier, pendant que les dames, ne sachant plus comment soulager leur besoin de colere, regardaient leurs robes, cherchant si elles n'avaient pas attrape des taches.
Les effiles de madame Lerat devaient avoir trempe dans le cafe. La robe ecrue de madame Fauconnier etait pleine de sauce. Le chale vert de maman Coupeau, tombe d'une chaise, venait d'etre retrouve dans un coin, roule et pietine. Mais c'etait surtout madame Lorilleux qui ne decolerait pas. Elle avait une tache dans le dos, on avait beau lui jurer que non, elle la sentait. Et elle finit, en se tordant devant une glace, par l'apercevoir.
-Qu'est-ce que je disais? cria-t-elle. C'est du jus de poulet. Le garcon payera la robe. Je lui ferai plutot un proces... Ah! la journee est complete. J'aurais mieux fait de rester couchee... Je m'en vais, d'abord. J'en ai assez, de leur fichue noce!
Elle partit rageusement, en faisant trembler l'escalier sous les coups de ses talons. Lorilleux courut derriere elle. Mais tout ce qu'il put obtenir, ce fut qu'elle attendrait cinq minutes sur le trottoir, si l'on voulait partir ensemble. Elle aurait du s'en aller apres l'orage, comme elle en avait eu l'envie. Coupeau lui revaudrait cette journee-la. Quand ce dernier la sut si furieuse, il parut consterne; et Gervaise, pour lui eviter des ennuis, consentit a rentrer tout de suite. Alors, on s'embrassa rapidement. M. Madinier se chargea de reconduire maman Coupeau. Madame Boche devait, pour la premiere nuit, emmener Claude et Etienne coucher chez elle; leur mere pouvait etre sans crainte, les petits dormaient sur des chaises, alourdis par une grosse indigestion d'oeufs a la neige. Enfin, les maries se sauvaient avec Lorilleux, laissant le reste de la noce chez le marchand de vin, lorsqu'une bataille s'engagea en bas, dans le bastringue, entre leur societe et une autre societe; Boche et Mes-Bottes, qui avaient embrasse une dame, ne voulaient pas la rendre a deux militaires auxquels elle appartenait, et menacaient de nettoyer tout le tremblement, dans le tapage enrage du cornet a pistons et des deux violons, jouant la polka des Perles.
Il etait a peine onze heures. Sur le boulevard de la Chapelle, et dans tout le quartier de la Goutte-d'Or, la paye de grande quinzaine, qui tombait ce samedi-la, mettait un vacarme enorme de soulerie. Madame Lorilleux attendait a vingt pas du Moulin-d'Argent, debout sous un bec de gaz. Elle prit le bras de Lorilleux, marcha devant, sans se retourner, d'un tel pas que Gervaise et Coupeau s'essoufflaient a les suivre. Par moments, ils descendaient du trottoir, pour laisser la place a un ivrogne, tombe la, les quatre fers en l'air. Lorilleux se retourna, cherchant a raccommoder les choses.
-Nous allons vous conduire a votre porte, dit-il.
Mais madame Lorilleux, elevant la voix, trouvait ca drole, de passer sa nuit de noce dans ce trou infect de l'hotel Boncoeur. Est-ce qu'ils n'auraient pas du remettre le mariage, economiser quatre sous et acheter des meubles, pour rentrer chez eux, le premier soir? Ah! ils allaient etre bien, sous les toits, empiles tous les deux dans un cabinet de dix francs, ou il n'y avait seulement pas d'air.
-J'ai donne conge, nous ne restons pas en haut, objecta Coupeau timidement. Nous gardons la chambre de Gervaise, qui est plus grande.
Madame Lorilleux s'oublia, se tourna d'un mouvement brusque.
-Ca, c'est plus fort! cria-t-elle. Tu vas coucher dans la chambre a la Banban!
Gervaise devint toute pale. Ce surnom, qu'elle recevait a la face pour la premiere fois, la frappait comme un soufflet. Puis, elle entendait bien l'exclamation de sa belle-soeur: la chambre a la Banban, c'etait la chambre ou elle avait vecu un mois avec Lantier, ou les loques de sa vie passee trainaient encore. Coupeau ne comprit pas, fut seulement blesse du surnom.
-Tu as tort de baptiser les autres, repondit-il avec humeur. Tu ne sais pas, toi, qu'on t'appelle Queue-de-Vache, dans le quartier, a cause de tes cheveux. La, ca ne te fait pas plaisir, n'est-ce pas?... Pourquoi ne garderions-nous pas la chambre du premier? Ce soir, les enfants n'y couchent pas, nous y serons tres bien.
Madame Lorilleux n'ajouta rien, se renfermant dans sa dignite, horriblement vexee de s'appeler Queue-de-Vache. Coupeau, pour consoler Gervaise, lui serrait doucement le bras; et il reussit meme a l'egayer, en lui racontant a l'oreille qu'ils entraient en menage avec la somme de sept sous toute ronde, trois gros sous et un petit sou, qu'il faisait sonner de la main dans la poche de son pantalon. Quand on fut arrive a l'hotel Boncoeur, on se dit bonsoir d'un air fache. Et au moment ou Coupeau poussait les deux femmes au cou l'une de l'autre, en les traitant de betes, un pochard, qui semblait vouloir passer a droite, eut un brusque crochet a gauche, et vint se jeter entre elles.
-Tiens! c'est le pere Bazouge! dit Lorilleux. Il a son compte, aujourd'hui.