Madame Boche, evidemment, voulait faire plaisir a Gervaise. La verite etait qu'elle prenait souvent le cafe avec Adele et Virginie, quand les petites avaient de l'argent. Gervaise ne repondait pas, se depechait, les mains fievreuses. Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monte sur trois pieds. Elle trempait ses pieces de blanc, les agitait un instant au fond de l'eau teintee, dont le reflet prenait une pointe de laque; et, apres les avoir tordues legerement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elle affectait de tourner le dos a Virginie. Mais elle entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblait n'etre venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s'etant retournee, elles se regarderent toutes deux, fixement.
-Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n'allez peut-etre pas vous prendre aux cheveux... Quand je vous dis qu'il n'y a rien! Ce n'est pas elle, la!
A ce moment, comme la jeune femme pendait sa derniere piece de linge, il y eut des rires a la porte du lavoir.
-C'est deux gosses qui demandent maman! cria Charles.
Toutes les femmes se pencherent. Gervaise reconnut Claude et Etienne. Des qu'ils l'apercurent, ils coururent a elle, au milieu des flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliers denoues. Claude, l'aine, donnait la main a son petit frere. Les laveuses, sur leur passage, avaient de legers cris de tendresse, a les voir un peu effrayes, souriant pourtant. Et ils resterent la, devant leur mere, sans se lacher, levant leurs tetes blondes.
-C'est papa qui vous envoie? demanda Gervaise.
Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers d'Etienne, elle vit, a un doigt de Claude, la clef de la chambre avec son numero de cuivre, qu'il balancait.
-Tiens! tu m'apportes la clef! dit-elle, tres-surprise. Pourquoi donc?
L'enfant, en apercevant la clef qu'il avait oubliee a son doigt, parut se souvenir et cria de sa voix claire:
-Papa est parti.
-Il est alle acheter le dejeuner, il vous a dit de venir me chercher ici?
Claude regarda son frere, hesita, ne sachant plus. Puis, il reprit d'un trait:
-Papa est parti... Il a saute du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il a descendu la malle sur une voiture... Il est parti.
Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche, portant les mains a ses joues et a ses tempes, comme si elle entendait sa tete craquer. Et elle ne put trouver qu'un mot, elle le repeta vingt fois sur le meme ton:
-Ah! mon Dieu!...ah! mon Dieu!... ah! mon Dieu!...
Madame Boche, cependant, interrogeait l'enfant a son tour, tout allumee de se trouver dans cette histoire.
-Voyons, mon petit, il faut dire les choses.... C'est lui qui a ferme la porte et qui vous a dit d'apporter la clef, n'est-ce pas?
Et, baissant la voix, a l'oreille de Claude:
-Est-ce qu'il y avait une dame dans la voiture?
L'enfant se troubla de nouveau. Il recommenca son histoire, d'un air triomphant:
-Il a saute du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il est parti...
Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frere devant le robinet. Ils s'amuserent tous les deux a faire couler l'eau.
Gervaise ne pouvait pleurer. Elle etouffait, les reins appuyes contre son baquet, le visage toujours entre les mains. De courts frissons la secouaient. Par moments, un long soupir passait, tandis qu'elle s'enfoncait davantage les poings sur les yeux, comme pour s'aneantir dans le noir de son abandon. C'etait un trou de tenebres au fond duquel il lui semblait tomber.
-Allons, ma petite, que diable! murmurait madame Boche.
-Si vous saviez! si vous saviez! dit-elle enfin tout bas. Il m'a envoyee ce matin porter mon chale et mes chemises au Mont-de-Piete pour payer cette voiture...
Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piete, en precisant un fait de la matinee, lui avait arrache les sanglots qui s'etranglaient dans sa gorge.
Cette course-la, c'etait une abomination, la grosse douleur dans son desespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mains avaient deja mouille, sans qu'elle songeat seulement a prendre son mouchoir.
-Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, repetait madame Boche qui s'empressait autour d'elle. Est-il possible de se faire tant de mal pour un homme!... Vous l'aimiez donc toujours, hein? ma pauvre cherie. Tout a l'heure, vous etiez joliment montee contre lui. Et vous voila, maintenant, a le pleurer, a vous crever le coeur... Mon Dieu, que nous sommes betes!
Puis, elle se montra maternelle.
-Une jolie petite femme comme vous! s'il est permis!... On peut tout vous raconter a present, n'est-ce pas? Eh bien! vous vous souvenez, quand je suis passee sous votre fenetre, je me doutais... Imaginez-vous que, cette nuit, lorsque Adele est rentree, j'ai entendu un pas d'homme avec le sien. Alors, j'ai voulu savoir, j'ai regarde dans l'escalier. Le particulier etait deja au deuxieme etage, mais j'ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait le guet, ce matin, l'a vu redescendre tranquillement... C'etait avec Adele, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle va deux fois par semaine. Seulement, ce n'est guere propre tout de meme, car elles n'ont qu'une chambre et une alcove, et je ne sais trop ou Virginie a pu coucher.
Elle s'interrompit un instant, se tournant, reprenant de sa grosse voix etouffee:
-Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-coeur, la-bas. Je mettrais ma main au feu que son savonnage est une frime... Elle a emballe les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter la tete que vous feriez.
Gervaise ota ses mains, regarda. Quand elle apercut devant elle Virginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, la devisageant, elle fut prise d'une colere folle. Les bras en avant, cherchant a terre, tournant sur elle-meme, dans un tremblement de tous ses membres, elle marcha quelques pas, rencontra un seau plein, le saisit a deux mains, le vida a toute volee.
-Chameau, va! cria la grande Virginie.
Elle avait fait un saut en arriere, ses bottines seules etaient mouillees. Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femme revolutionnaient depuis un instant, se bousculait pour voir la bataille. Des laveuses, qui achevaient leur pain, monterent sur des baquets. D'autres accoururent, les mains pleines de savon. Un cercle se forma.
-Ah! le chameau! repetait la grande Virginie. Qu'est-ce qui lui prend, a cette enragee-la! Gervaise en arret, le menton tendu, la face convulsee, ne repondait pas, n'ayant point encore le coup de gosier de Paris. L'autre continua:
-Va donc! C'est las de rouler la province, ca n'avait pas douze ans que ca servait de paillasse a soldats, ca a laisse une jambe dans son pays... Elle est tombee de pourriture, sa jambe...
Un rire courut. Virginie, voyant son succes, s'approcha de deux pas, redressant sa haute taille, criant plus fort:
-Hein! avance un peu, pour voir, que je te fasse ton affaire! Tu sais, il ne faut pas venir nous embeter, ici... Est-ce que je la connais, moi, cette peau! Si elle m'avait attrapee, je lui aurais joliment retrousse ses jupons; vous auriez vu ca. Qu'elle dise seulement ce que je lui ai fait... Dis, rouchie, qu'est-ce qu'on t'a fait?
-Ne causez pas tant, begaya Gervaise. Vous savez bien... On a vu mon mari, hier soir... Et taisez-vous, parce que je vous etranglerais, bien sur.
-Son mari! Ah! elle est bonne, celle-la!... Le mari a madame! comme si on avait des maris avec cette degaine!... Ce n'est pas ma faute s'il t'a lachee. Je ne te l'ai pas vole, peut-etre. On peut me fouiller... Veux-tu que je te dise, tu l'empoisonnais, cet homme! Il etait trop gentil pour toi... Avait-il son collier, au moins? Qui est-ce qui a trouve le mari a madame?... Il y aura recompense...
Les rires recommencerent. Gervaise, a voix presque basse, se contentait toujours de murmurer:
-Vous savez bien, vous savez bien... C'est votre soeur, je l'etranglerai, votre soeur...