-Oui, va te frotter a ma soeur, reprit Virginie en ricanant. Ah! c'est ma soeur! C'est bien possible, ma soeur a un autre chic que toi... Mais est-ce que ca me regarde! est-ce qu'on ne peut plus laver son linge tranquillement! Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu'en voila assez!
Et ce fut elle qui revint, apres avoir donne cinq ou six coups de battoir, grisee par les injures, emportee. Elle se tut et recommenca ainsi trois fois:
-Eh bien! oui, c'est ma soeur. La, es-tu contente?... Ils s'adorent tous les deux. Il faut les voir se becoter!... Et il t'a lachee avec tes batards! De jolis momes qui ont des croutes plein la figure! Il y en a un d'un gendarme, n'est-ce pas? et tu en as fait crever trois autres, parce que tu ne voulais pas de surcroit de bagage pour venir... C'est ton Lantier qui nous a raconte ca. Ah! il en dit de belles, il en avait assez de ta carcasse!
-Salope! salope! salope! hurla Gervaise, hors d'elle, reprise par un tremblement furieux.
Elle tourna, chercha une fois encore par terre; et, ne trouvant que le petit baquet, elle le prit par les pieds, lanca l'eau du bleu a la figure de Virginie.
-Rosse! elle m'a perdu ma robe! cria celle-ci, qui avait toute une epaule mouillee et sa main gauche teinte en bleu. Attends, gadoue!
A son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme. Alors, une bataille formidable s'engagea. Elles couraient toutes deux le long des baquets, s'emparant des seaux pleins, revenant se les jeter a la tete. Et chaque deluge etait accompagne d'un eclat de voix. Gervaise elle-meme repondait, a present.
-Tiens! salete!... Tu l'as recu celui-la. Ca te calmera le derriere.
-Ah! la carne! Voila pour ta crasse. Debarbouille-toi une fois dans ta vie.
-Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue!
-Encore un!... Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart de ce soir, au coin de la rue Belhomme.
Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant qu'ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers seaux, mal lances, les touchaient a peine. Mais elles se faisaient la main. Ce fut Virginie qui, la premiere, en recut un en pleine figure; l'eau, entrant par son cou, coula dans son dos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle etait encore tout etourdie, quand un second la prit de biais, lui donna une forte claque contre l'oreille gauche, en trempant son chignon, qui se deroula comme une ficelle. Gervaise fut d'abord atteinte aux jambes; un seau lui emplit ses souliers, rejaillit jusqu'a ses cuisses; deux autres l'inonderent aux hanches. Bientot, d'ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Elles etaient l'une et l'autre ruisselantes de la tete aux pieds, les corsages plaques aux epaules, les jupes collant sur les reins, maigries, raidies, grelottantes, s'egouttant de tous les cotes, ainsi que des parapluies pendant une averse.
-Elles sont rien droles! dit la voix enrouee d'une laveuse.
Le lavoir s'amusait enormement. On s'etait recule, pour ne pas recevoir les eclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteries montaient, au milieu du bruit d'ecluse des seaux vides a toute volee. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu'aux chevilles. Cependant, Virginie, menageant une traitrise, s'emparant brusquement d'un seau d'eau de lessive bouillante, qu'une de ses voisines avait demande, le jeta. Il y eut un cri. On crut Gervaise ebouillantee. Mais elle n'avait que le pied gauche brule legerement. Et, de toutes ses forces, exasperee par la douleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans les jambes de Virginie, qui tomba.
Toutes les laveuses parlaient ensemble.
-Elle lui a casse une patte!
-Dame! l'autre a bien voulu la faire cuire!
-Elle a raison, apres tout, la blonde, si on lui a pris son homme!
Madame Boche levait les bras au ciel, en s'exclamant. Elle s'etait prudemment garee entre deux baquets; et les enfants, Claude et Etienne, pleurant, suffoquant, epouvantes, se pendaient a sa robe, avec ce cri continu: Maman! maman! qui se brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginie par terre, elle accourut, tirant Gervaise par ses jupes, repetant:
-Voyons, allez-vous-en! Soyez raisonnable... J'ai les sangs tournes, ma parole! On n'a jamais vu une tuerie pareille.
Mais elle recula, elle retourna se refugier entre les deux baquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter a la gorge de Gervaise. Elle la serrait au cou, tachait de l'etrangler. Alors, celle-ci, d'une violente secousse, se degagea, se pendit a la queue de son chignon, comme si elle avait voulu lui arracher la tete. La bataille recommenca, muette, sans un cri, sans une injure. Elles ne se prenaient pas corps a corps, s'attaquaient a la figure, les mains ouvertes et crochues, pincant, griffant ce qu'elles empoignaient. Le ruban rouge et le filet en chenille bleue de la grande brune furent arraches; son corsage, craque au cou, montra sa peau, tout un bout d'epaule; tandis que la blonde, deshabillee, une manche de sa camisole blanche otee sans qu'elle sut comment, avait un accroc a sa chemise qui decouvrait le pli nu de sa taille. Des lambeaux d'etoffe volaient. D'abord, ce fut sur Gervaise que le sang parut, trois longues egratignures descendant de la bouche sous le menton; et elle garantissait ses yeux, les fermait a chaque claque, de peur d'etre eborgnee. Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses oreilles, s'enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfin l'une des boucles, une poire de verre jaune; elle tira, fendit l'oreille; le sang coula.
-Elles se tuent! separez-les, ces guenons! dirent plusieurs voix.
Les laveuses s'etaient rapprochees. Il se formait deux camps: les unes excitaient les deux femmes comme des chiennes qui se battent; les autres, plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tete, en avaient assez, repetaient qu'elles en seraient malades, bien sur. Et une bataille generale faillit avoir lieu; on se traitait de sans-coeur, de propre a rien; des bras nus se tendaient; trois gifles retentirent.
Madame Boche, pourtant, cherchait le garcon du lavoir.
-Charles! Charles!... Ou est-il donc?
Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croises. C'etait un grand gaillard, a cou enorme. Il riait, il jouissait des morceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blonde etait grasse comme une caille. Ca serait farce, si sa chemise se fendait.
-Tiens! murmura-t il en clignant un oeil, elle a une fraise sous le bras.
-Comment! vous etes la! cria madame Boche en l'apercevant. Mais aidez-nous donc a les separer!... Vous pouvez bien les separer, vous!
-Ah bien! non, merci! s'il n'y a que moi! dit-il tranquillement. Pour me faire griffer l'oeil comme l'autre jour, n'est-ce pas?... Je ne suis pas ici pour ca, j'aurais trop de besogne... N'ayez pas peur, allez! Ca leur fait du bien, une petite saignee. Ca les attendrit.
La concierge parla alors d'aller avertir les sergents de ville. Mais la maitresse du lavoir, la jeune femme delicate, aux yeux malades, s'y opposa formellement. Elle repeta a plusieurs reprises:
-Non, non, je ne veux pas, ca compromet la maison.
Par terre, la lutte continuait. Tout d'un coup, Virginie se redressa sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le brandissait. Elle ralait, la voix changee:
-Voila du chien, attends! Apprete ton linge sale!
Gervaise, vivement, allongea la main, prit egalement un battoir, le tint leve comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix rauque.
-Ah! tu veux la grande lessive... Donne ta peau, que j'en fasse des torchons!
Un moment, elles resterent la, agenouillees, a se menacer. Les cheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tumefiees, elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup; son battoir glissa sur l'epaule de Virginie. Et elle se jeta de cote pour eviter le battoir de celle-ci, qui lui effleura la hanche. Alors, mises en train, elles se taperent comme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence. Quand elles se touchaient, le coup s'amortissait, on aurait dit une claque dans un baquet d'eau.