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Mais son amie, les yeux grands ouverts, regardait droit devant elle, l’air hébété. Et quand elle parla, ce fut d’une voix désincarnée qu’Elena, le cœur bondissant, reconnut aussitôt. C’était celle qu’elle avait entendue dans le cimetière.

— Elena, fit-elle d’un ton sépulcral. Surtout, ne vas pas sur le pont. La mort t’y attend.

Puis elle s’effondra. Elena l’agrippa par les épaules et la secoua vigoureusement.

— Bonnie ! Bonnie !

— Qu’est-ce que… Ça va pas non ? protesta Bonnie d’une voix faible mais identifiable, elle porta la main à son front.

— Bonnie, tout va bien ? insista Elena.

— Je crois, oui… C’était super bizarre… Bonnie leva la tête en clignant des yeux.

— Elena, c’est quoi cette histoire de tueur ? demanda-t-elle aussitôt.

— Tu te souviens de ça ?

— Je me souviens de tout. C’était une sensation hallucinante. … et atroce. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Rien, sûrement : il délirait, affirma Elena avec toute la conviction possible.

— Il ? Intervint Meredith. Tu penses que Bonnie a établi le contact avec Stefan ?

Elena approuva d’un signe de tête.

— Je ne vois pas d’autre explication. Et je crois que Bonnie nous a révélé l’endroit où il se trouve : dans l’eau, sous le pont Wickery.

3.

Bonnie la dévisagea avec étonnement.

— Comment ça, sous le pont ?

— C’est toi-même qui l’as dit tout à la fin ! s’exclama Elena. Tu ne te souviens de rien, en fait !

— Je me rappelle un endroit glacial et sombre. Une sensation de solitude, de faiblesse… et de soif. Ou de faim, je ne sais plus… un besoin irrépressible de… d’un truc. L’envie de mourir, aussi. C’est à ce moment que tu as crié.

Elena et Meredith échangèrent un regard.

— Après ça, tu as continué à parler, lui expliqua Elena. Avec une voix d’outre-tombe. Tu as dit de ne pas nous approcher du pont.

— C’est toi qu’elle a mise en garde, rectifia Meredith. Elle a ajouté que la mort t’y attendait.

— Je me fous de ce qui peut m’arriver là-bas, reprit Elena. Si c’est là que se trouve Stefan, j’y vais tout de suite.

— Dans ce cas, nous aussi, déclara Meredith.

Elena sembla hésiter.

— Non, c’est trop risqué. On ne sait pas ce qui peut nous tomber dessus là-bas. Il vaudrait mieux que j’y aille seule.

— Tu rigoles ? Intervint Bonnie. On adooore le danger ! Je croyais t’avoir déjà expliqué que je voulais mourir jeune et belle…

— Arrête, fit Elena avec gravité. Il ne s’agit pas d’un jeu, tu l’as dit toi-même.

— En tout cas, c’est pas en restant plantées là qu’on va aider Stefan… , reprit Meredith.

Elena se résigna enfin à laisser ses amies l’accompagner. Elle se débarrassa de son kimono et ouvrit son armoire.

— Avec ce froid, on a intérêt à bien se couvrir. Prenez ce qu’il vous faut.

Prêtes à affronter les intempéries, elles se dirigèrent vers l’escalier.

— Attendez ! Se ravisa Elena. On oubliait Robert, sur le canapé. Pas moyen de passer par la porte d’entrée. Même s’il dort, on risque de se faire griller…

Elles se tournèrent ensemble vers la fenêtre, la même idée en tête.

Lorsqu’elle en enjamba le rebord pour s’agripper au cognassier, Elena reçut de plein fouet la morsure de l’air glacial : elle se rappela les menaces de Damon, et frissonna.

À terre, les trois fugitives se courbèrent devant les fenêtres sombres du salon en retenant leur souffle. Elena songea soudain qu’elles devraient sans doute pénétrer dans la rivière tumultueuse : elle alla s’emparer d’une corde dans le garage avant de rejoindre la voiture de Meredith.

Le trajet se fit dans un silence tendu. En voyant la forêt défiler par la fenêtre, Elena se souvint des nuées de feuilles qui avaient dansé devant elle dans le cimetière.

— Bonnie, est-ce que les chênes ont une signification particulière ?

— Pour les druides, tous les arbres sont sacrés, en particulier ceux-là. Il paraît que leur esprit est particulièrement puissant.

Elena médita un moment les paroles de son amie. Quand, une fois au pont, elles descendirent de la voiture, la jeune fille ne put s’empêcher de jeter un regard aux arbres avoisinants : dans la nuit claire et étrangement calme, pas un souffle de vent n’en agitait les branches.

— Surtout, ouvrez l’œil et faites gaffe aux corbeaux… , chuchota-t-elle.

— Aux corbeaux ? répéta Meredith. Comme celui qui était là peu avant la mort de Yang-Tsê ?

— Oui, confirma Elena.

Le cœur battant, Elena s’approcha du pont. C’était une construction rudimentaire en bois, vieille de presque un siècle. Jadis, il était assez résistant pour supporter le passage de chariots. À présent, l’endroit était désert et hostile : personne ne l’empruntait jamais. Malgré sa précédente bravade, Bonnie ne semblait pas pressée d’avancer.

— Vous vous rappelez la dernière fois qu’on a traversé ce pont ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.

« Et comment… », se dit Elena. Elles s’étaient enfuies du cimetière, prises en chasse par quelque chose de terrifiant.

— On va aller voir en dessous, décida cette dernière.

— Là où le vieux s’est fait trancher la gorge… , compléta cyniquement Meredith.

Elena quitta la lumière des phares pour s’aventurer sur la berge sombre. En dérapant sur les pierres humides, elle songea à la mise en garde de Bonnie. Et si elle était vraiment en danger de mort ?

Elle chassa cette pensée pour concentrer son attention sur les environs. Elle avait beau scruter l’obscurité et tendre l’oreille, elle ne distinguait rien d’autre que la rive déserte, sous la structure fantomatique du pont, et le grondement sourd de la rivière.

— Stefan ? lança-t-elle.

Son appel se perdit dans le fracas de l’eau. Elle en fut presque soulagée : elle avait l’impression d’être comme ces gens qui demandent « Il y a quelqu’un ? » en entrant dans une maison vide tout en redoutant qu’on leur réponde.

— Laisse tomber, il n’est pas là, affirma Bonnie derrière elle.

— Comment ça ?

Bonnie observa attentivement les alentours.

— En fait, je n’ai pas entendu la rivière, tout à l’heure, expliqua-t-elle. Ni rien du tout, d’ailleurs : il y avait un silence de mort.

Elena était désespérée. Elle sentait que son amie avait raison Stefan ne se trouvait pas là.

— On doit en être tout à fait sûres, déclara-t-elle pourtant en continuant son chemin dans les ténèbres.

Mais elle dut se rendre rapidement à l’évidence : la berge était vierge de toute trace pouvant révéler une présence, et aucune tête ne dépassait de l’eau. Elena essuya ses mains boueuses sur son jean.

— On n’a qu’à aller voir sur l’autre rive, proposa Meredith.

— Ça sert à rien, allons-nous-en, décida Elena.

Elle fit demi-tour à travers les taillis, et se figea.

— Oh, non… , gémit Bonnie.

— Vite, reviens ! ordonna Meredith.

Une silhouette se dessinait dans le faisceau des phares. Elena ne distinguait pas son visage, mais elle reconnut, avec un frisson désagréable, la stature d’un garçon. Il avançait dans leur direction.

Elle fit volte-face pour courir rejoindre ses amies dans l’ombre du pont tandis que Bonnie tremblotait derrière elle, Meredith lui serrait le bras de toutes ses forces. De leur cachette, elles ne voyaient rien, mais des pas lourds résonnèrent bientôt au-dessus d’elles. Elles se cramponnèrent les unes aux autres en retenant leur respiration Enfin, l’individu s’éloigna.