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— Pardonnez-moi, Manslach, murmura-t-elle, j’aurais dû savoir que vous ne nous trahiriez pas.

Elle les embrassa tous les deux. Van Sarawak y répondit, mais Everard ne trouva pas la force de le faire. Cela lui eût rappelé Judas.

— Où sommes-nous ? reprit-elle. On dirait presque Llangollen, mais sans hommes… Nous avez-vous emmenés aux Iles Heureuses ? (Elle pivota sur un pied et se mit à danser parmi les fleurs de l’été.) Pouvons-nous nous reposer ici un moment avant de rentrer ?

Everard inspira profondément l’air :

— J’ai de mauvaises nouvelles pour vous, Deirdre.

Elle se tut, et il vit son corps se tendre.

— Nous ne pouvons pas rentrer.

Elle attendit, muette.

— Les enchantements auxquels j’ai dû recourir pour sauver vos vies… je n’avais pas le choix, mais ils nous empêchent de retourner chez vous.

— Il n’y a pas d’espoir ? (Il l’entendit à peine.)

— Non, dit-il avec un picotement sous les paupières.

Elle s’éloigna. Van Sarawak voulut la suivre, puis il se reprit et s’assit auprès d’Everard.

— Que lui avez-vous dit ? demanda-t-il.

Everard répéta ses propres paroles.

— Cela m’a semblé le compromis le plus acceptable. Je ne peux pas la renvoyer… au sort qui attend son monde.

— Non. (Van Sarawak se tut un moment, contemplant la mer.) En quelle année sommes-nous ? A peu près l’époque du Christ ? Dans ce cas, nous serions encore en deçà du point crucial.

— Oui. Et il nous reste à le trouver.

— Retournons dans un passé plus lointain. Il y aura des bureaux de la Patrouille. Nous pourrons nous y procurer de l’aide.

— Peut-être. Pourtant, je me crois capable de localiser l’événement clef ici même, avec l’aide de Deirdre. Eveillez-moi quand elle reviendra. Et il s’étendit pour dormir.

Elle revint, les yeux secs, avec une expression de calme désespoir. Quand Everard lui demanda son assistance, elle fit un signe affirmatif.

— Naturellement. Ma vie vous appartient puisque vous l’avez sauvée.

(Après t’avoir entraînée dans cette aventure, pour commencer…)

Everard expliqua précautionneusement :

— Tout ce que je vous demande, c’est un renseignement. Etes-vous au courant de… d’une façon d’endormir les gens, de leur donner un sommeil pendant lequel ils croiront tout ce qu’on leur dit ?

— Ou… oui, hésita-t-elle. J’ai vu des Druides-médecins le faire.

— Cela ne vous fera aucun mal. Je désire seulement vous endormir pour que vous vous rappeliez tout ce que vous savez, des choses que vous croyez avoir oubliées. Cela ne prendra pas longtemps.

La confiance qu’elle lui accordait lui faisait mal. Grâce aux méthodes de la Patrouille, Everard la mit en état hypnotique de mémoire totale et tira d’elle tout ce qu’elle avait jamais lu et entendu au sujet de la Seconde Guerre Punique. Tout cela lui suffit pour le but qu’il poursuivait.

L’ingérence de Rome dans une entreprise carthaginoise au sud de l’Ebre, en violation flagrante des traités, avait allumé l’étincelle. En 219 avant J.-C, Hannibal Barca, gouverneur de l’Espagne carthaginoise, mit le siège devant Sagonte. Il la prit au bout de huit mois, provoquant ainsi la guerre qu’il avait préparée de longue main contre Rome. Au début de mai 218, il passa les Pyrénées avec une armée de quatre-vingt-dix mille fantassins, douze mille cavaliers et trente-sept éléphants, il traversa la Gaule et franchit les Alpes. Il subit des pertes terribles en cours de route : à la fin de l’année, vingt mille fantassins et six mille cavaliers seulement entrèrent en Italie. Néanmoins, près du fleuve Ticinus, il rencontra et mit en déroute une armée romaine supérieure en nombre. Au cours de l’année qui suivit, il livra plusieurs batailles victorieuses mais sanglantes et avança jusqu’en Apulie et en Campanie.

Les Apuliens, les Lucaniens, les Brutiens et les Samnites passèrent de son côté. Quintus Fabius Maximus mena une guérilla atroce qui ravagea l’Italie sans amener de décision. Entre-temps, Hasdrubal Barca organisait l’Espagne et, en 211, il amena des renforts. En 210, Hannibal prit et brûla Rome, et en 207, les dernières villes de la république romaine se rendirent à lui.

— C’est bien cela, fit Everard. (Il caressa les cheveux cuivrés de la jeune fille allongée près de lui.) Dormez, à présent. Dormez bien et éveillez-vous le cœur léger.

— Que vous a-t-elle dit ? s’enquit Van.

— Des tas de détails. (L’histoire tout entière avait pris plus d’une heure.) Le point important c’est celui-ci : elle connaît fort bien l’Histoire… mais elle ne parle jamais des Scipions.

— Des quoi ?

— Publius Cornelius Scipion commandait l’armée romaine à Ticinus et y fut vaincu. Mais, par la suite, il eut l’esprit de se tourner vers l’ouest et de saper les bases carthaginoises d’Espagne. Hannibal finit par se trouver complètement isolé en Italie et les renforts ibériques envoyés à son secours furent anéantis. Le fils de Scipion, qui portait le même nom, avait également un haut commandement et ce fut lui qui vainquit finalement Hannibal à Zama. C’est Scipion l’Africain, l’aîné.

« Le père et le fils étaient de loin les meilleurs chefs romains… mais Deirdre n’en a jamais entendu parler.

— Donc… (Van Sarawak regarda à l’est de l’autre côté de la mer, où Gaulois, Cimbres et Parthes s’ébattaient parmi les ruines du monde classique.) Que leur est-il donc arrivé dans cette trame temporelle ?

— Ma propre mémoire totale me dit que les deux Scipions étaient à Ticinus et faillirent y être tués ; le fils sauva la vie du père pendant la retraite qui, à mon avis, devait être une vraie débandade. Je vous parie à dix contre un que dans cette Histoire-ci les Scipion y sont morts.

— Quelqu’un a dû les assassiner. Un voyageur temporel… il ne peut y avoir d’autre explication, dit Van Sarawak d’une voix plus animée.

— En tout cas, cela semble probable. Nous verrons. Nous verrons.

Everard détourna les yeux du visage de Deirdre endormie.

Dans le chalet de chasse du Pléistocène – temps : une demi-heure après l’avoir quitté – les Patrouilleurs remirent la jeune fille aux bons soins d’une femme aimable qui parlait le grec, puis ils convoquèrent tous leurs collègues. Alors, les capsules-messages se mirent en branle dans l’espace-temps.

Tous les Bureaux antérieurs à 218 avant J.C. – le plus proche était celui d’Alexandrie, 250-230 – étaient « encore » là, soit environ deux cents agents au total. Le contact par écrit avec le futur s’avéra impossible et quelques brèves incursions dans l’avenir apportèrent les preuves voulues. Une conférence angoissée se tint à l’Académie de la période oligocène. Les Agents Non-Attachés avaient le pas sur ceux qui avaient des missions définies, mais ils étaient égaux entre eux ; sur les bases de son expérience personnelle, Everard se trouva élu président du Bureau des officiers supérieurs.

C’était un travail décevant. Ces hommes et ces femmes avaient franchi des âges et manié les armes des dieux ; mais c’étaient néanmoins des humains, avec tous les défauts inhérents à leur nature.

Chacun s’accordait à penser qu’il fallait réparer le dommage. Mais on éprouvait des craintes pour ceux des agents qui étaient partis en avant dans le temps sans avoir été prévenus ; s’ils n’étaient pas de retour quand on referait l’Histoire, on ne les reverrait jamais. Everard envoya des groupes à leur secours, mais il doutait de leur réussite. Il les avertit sévèrement d’avoir à revenir avant une journée ou de subir les conséquences.