— Si vous ne me croyez pas, alors que pensez-vous ?
Deirdre le fixa de ses yeux grands ouverts :
— Je crois que vous êtes des sorciers.
Il n’y avait rien à répondre. Everard posa encore quelques questions sans conviction ; il apprit seulement que la ville où ils se trouvaient (à l’emplacement de New York, par conséquent) était Catuvellaunan, centre industriel et commercial ; Deirdre en évaluait la population à deux millions d’âmes, et celle de la totalité d’Afallon à cinquante millions, mais ce n’était qu’une approximation – ce monde ignorait les recensements.
Le sort des prisonniers n’était pas décidé. Les autorités militaires avaient mis la main sur leur machine et sur leurs autres biens, mais personne n’osait les manipuler, et le traitement à appliquer aux propriétaires faisait l’objet de débats animés. Everard eut l’impression que la totalité du gouvernement, ainsi que l’autorité suprême sur les forces armées, s’organisait dans un désordre malpropre d’ambitions personnelles. Afallon même n’était qu’une confédération sans liens définis, formés d’anciennes nations différentes – les colonies brittiques et les Indiens qui avaient adopté la culture des Blancs – toutes fort jalouses de leurs droits. L’antique Empire mayan, détruit à la suite d’une guerre contre le Tehannach (équivalent du Texas) et annexé ensuite, n’avait pas oublié son passé glorieux et c’était lui qui envoyait au Conseil des Suffètes les représentants les plus virulents.
Les Mayans désiraient une alliance avec le Huy Braseal, sans doute à cause de leurs affinités avec les autres Indiens. Les Etats de la côte Ouest, craignant l’Hinduraj, étaient les suppôts de l’empire du sud-est asien. Le Centre-Ouest – comme de juste – était isolationniste. Quant aux Etats de l’Est, ils étaient très divisés, mais inclinaient à suivre la politique de Brittys.
C’en était assez ! Il devait avant tout penser à sauver sa peau et celle de Van Sarawak.
— Nous sommes originaires de Sirius, reprit-il d’un ton altier. Vos idées sur les étoiles sont erronées. Nous sommes venus en explorateurs pacifiques, et si l’on nous maltraite, d’autres êtres de notre race viendront nous venger.
Deirdre eut l’air si malheureux qu’il en fut contrit.
— Epargnerez-vous les enfants murmura-t-elle. Ils n’y sont pour rien.
Everard n’avait pas de mal à imaginer les scènes effrayantes auxquelles elle pensait : les captifs désespérés et enchaînés, conduits au marché des esclaves dans un monde de sorciers.
— Il n’est pas nécessaire de créer des ennuis, il suffit de nous relâcher et de nous rendre nos biens, dit-il.
— Je vais parler à mon oncle, mais même si je parviens à le convaincre, il n’est jamais qu’un des membres du Conseil. La pensée du pouvoir que nous donneraient vos armes si nous pouvions les fabriquer les a tous rendus fous.
Elle se leva. Everard lui prit les mains ; elles étaient tièdes et douces ; il lui fit un sourire torve.
— Du cran, môme, lui dit-il en anglais.
Elle frissonna et refit le signe de conjuration.
— Bon, fit Van Sarawak une fois qu’ils furent seuls, qu’avez-vous appris ?
Everard le lui expliqua.
— Un bel ensemble de courbes, cette fille, reprit Van Sarawak, il y a sûrement des mondes pires que celui-ci.
— Ou meilleurs, fit sombrement Everard. Ils n’ont pas la bombe atomique, mais ils ignorent aussi la pénicilline. Ce n’est pas à nous à jouer au bon Dieu.
— Non… je ne pense pas. (Le Vénusien poussa un soupir.)
Ils passèrent une journée agitée. La nuit était déjà tombée quand des lanternes scintillèrent dans le couloir, et une garde militaire vint ouvrir la cellule. On ôta aux prisonniers leurs menottes et on les conduisit en silence jusqu’à une porte dérobée. Une voiture les attendait, escortée d’une seconde, et toute la troupe s’ébranla sans un mot.
Catuvellaunan n’avait pas d’éclairage extérieur et il n’y avait guère de circulation nocturne. Cela donnait une apparence d’irréalité à la ville largement étalée. Everard s’installa confortablement pour se concentrer sur le fonctionnement du véhicule. Il marchait bien à la vapeur, comme il l’avait deviné, et brûlait de la poudre de charbon. La carrosserie était lisse avec un avant pointu et un serpent en guise de figure de proue ; le tout était d’un maniement simple, mais peu étudié. Il semblait que ce monde eût mis au point progressivement sa mécanique, par la méthode des essais et des erreurs, mais sans une science systématique digne de ce nom.
Ils traversèrent un pont de fer mal construit pour passer sur une île qui était Long Island – comme dans leur monde antérieur un quartier résidentiel réservé aux riches. En dépit de la faiblesse des phares au pétrole, ils allaient vite et faillirent par deux fois avoir un accident – il n’y avait pas de signalisation routière, et, apparemment, les chauffeurs méprisaient tous la prudence.
Le gouvernement et la circulation… hum. Cela avait un air français, en quelque sorte, et de fait, même au XXe siècle d’Everard, la France restait celte dans une bonne mesure{N.D.L.R. Nous déclinons notre responsabilité quant à la similitude suggérée par l'auteur entre Afallon et notre pays…}. Il ne croyait guère aux théories verbeuses des caractéristiques raciales innées, mais il y avait probablement du vrai dans la croyance à un comportement traditionnel si ancien qu’on l’acceptait inconsciemment. Un monde occidental où les Celtes étaient devenus la race dominante, alors que les Germains étaient réduits à deux petits postes avancés… Oui, si l’on considérait l’Irlande de son monde, ou si l’on se rappelait combien la politique des tribus avait entravé la révolte de Vercingétorix… Mais comment s’expliquait le Littorn ?… Minute ! Au début du Moyen Age d’Everard la Lithuanie avait été un Etat puissant ; elle avait repoussé les Germains, les Polonais et les Russes pendant longtemps et n’avait même adopté le christianisme qu’au XVe siècle. Sans la concurrence des Germains, la Lithuanie pouvait donc très bien s’être avancée vers l’est…
En dépit de l’instabilité politique des Celtes, c’était un monde composé de vastes Etats : les nations individuelles y étaient moins nombreuses que dans celui d’Everard. Cela indiquait une société plus ancienne. Sa propre civilisation occidentale avait grandi après la décadence de l’Empire romain, aux environs de 600 après J.C. – les Celtes de ce monde-ci avaient dû prendre le dessus à une époque antérieure à cette date.
Everard commençait à imaginer ce qui était arrivé à Rome…
Les voitures s’arrêtèrent devant une porte monumentale dans un long mur de pierre. Il y eut un échange de mots avec deux sentinelles en armes portant livrée particulière et collier d’acier mince des esclaves. La grille s’ouvrit et les voitures s’engagèrent dans une allée de gravier entre des rangées d’arbres, des pelouses et des haies. Au bout, presque sur la plage, se dressait une maison. On fit signe à Everard et à Van Sarawak de descendre.
La maison était une construction de bois aux vastes dimensions. Les becs de gaz du perron en montraient les rayures bariolées ; les pignons et les têtes de poutres étaient sculptés en forme de dragons. Derrière, la mer murmurait et la clarté des étoiles était suffisante pour qu’Everard pût distinguer un navire assez proche – sans doute un cargo, avec une haute cheminée et une figure de proue.
Il y avait de la lumière aux fenêtres. Un esclave maître d’hôtel fit entrer les visiteurs. L’intérieur était lambrissé d’un bois sombre, également sculpté, et le plancher était recouvert d’un épais tapis. Au bout du couloir, il y avait un salon avec du mobilier aux épais rembourrages, quelques tableaux peints d’une manière conventionnelle et raide, et un grand feu qui brillait gaiement dans une large cheminée de pierre.