Saorann Cynyth ap Ceorn était assis dans un fauteuil, et Deirdre dans un autre. Elle posa son livre à leur entrée et se leva en souriant. L’officier, les traits durs, tirait sur un cigare. Il y eut quelques commandements brefs et les gardes disparurent. Le maître d’hôtel apporta du vin sur un plateau et Deirdre invita les Patrouilleurs à s’asseoir.
Everard goûta son vin – un genre de Bourgogne excellent – et demanda brutalement:
— Que faisons-nous ici?
Deirdre sourit, éblouissante, cette fois. Puis elle eut un éclat de rire.
— Vous préférez sûrement ceci à la prison.
— Evidemment. Mais je désire quand même le savoir. Est-ce qu’on va nous relâcher ?
— Vous êtes… (Elle chercha une réponse diplomatique, mais elle était trop franche.) Vous êtes les bienvenus ici, mais vous ne pouvez quitter la propriété. Nous avions l’espoir que vous consentiriez à nous venir en aide. La récompense serait de taille.
— Vous venir en aide ? En quoi ?
— En enseignant à nos artisans et à nos sorciers les enchantements nécessaires à fabriquer d’autres machines et armes comme les vôtres.
Everard soupira. Inutile de tenter une explication. Ils ne possédaient même pas les outils indispensables pour façonner les machines à fabriquer le matériel nécessaire !… Mais comment le faire comprendre à un peuple qui croyait encore à la sorcellerie ?
— C’est la demeure de votre oncle ?
— Non. C’est la mienne. Je suis l’enfant unique de mes parents qui étaient des nobles très riches et qui sont morts l’an passé.
Ap Ceorn aboya quelque chose et Deirdre le traduisit d’un air inquiet:
— Tout Catuvellaunan est maintenant au courant de votre arrivée magique ; ce qui signifie que les espions étrangers le savent aussi. Nous espérons que vous pourrez rester cachés ici.
Everard eut un frisson en se rappelant les petits jeux auxquels s’étaient livrés l’Axe et les Alliés dans les petits pays neutres comme le Portugal. Il était vraisemblable que des hommes menacés par l’approche de la guerre ne se montreraient pas aussi courtois que l’étaient les Afalloniens.
— Quel est le sujet de ce conflit ? demanda-t-il.
— La domination de l’océan Icénien, naturellement. Et notamment de ces îles très riches que nous appelons Yyns yr Lyonnach… Deirdre se leva d’un souple mouvement et montra Hawaii sur un globe. Comme je vous l’ai dit, les pays occidentaux comme Brittys, Gallis et nous-mêmes, avons usé nos forces à lutter contre le Littorn. Nos domaines se sont réduits et les Etats jeunes comme le Huy Braseal et l’Hinduraj, actuellement en pleine expansion, se querellent. Ils vont attirer dans la bataille les nations moins importantes, car il ne s’agit pas uniquement d’un conflit d’ambitions, mais de systèmes – entre la monarchie de l’Hinduraj et la théocratie adoratrice du soleil du Huy Braseal.
— Quelle est votre propre religion ? demanda Everard.
Deirdre cligna les paupières. La question lui paraissait sans doute dépourvue de sens.
— Les gens d’un certain milieu pensent qu’il y a un Grand Baal qui a fait lui-même les dieux secondaires, finit-elle par répondre d’une voix lente, mais bien entendu, nous rendons aussi hommage aux dieux étrangers, Perkunas et Czerneborg du Littorn, le Soleil des sudistes, Wotan Ammon du Cimberland, et ainsi de suite. Ils sont très puissants.
— Je vois…
Ap Ceorn offrit des cigares et des allumettes. Van Sarawak aspira la fumée et fit d’un ton querelleur :
— Bon sang, c’est bien ma veine de tomber dans un monde qui ne parle aucune langue que je connaisse. (Il s’anima.) Mais j’apprends vite même sans hypno. Je demanderai à Deirdre d’être mon professeur.
— Vous et moi aussi, intervint hâtivement Everard. Mais, écoutez-moi… (Il lui rapporta ce qui venait d’être dit.)
— Hum, fit le jeune homme en se frottant le menton. Ce n’est pas tellement encourageant, hein ? Evidemment, s’ils nous laissaient seulement approcher de notre saute-temps, on filerait tout de suite. Pourquoi ne pas faire semblant de jouer leur jeu ?
— Ils ne sont pas si bêtes. Ils croient peut-être à la magie mais pas à l’altruisme total.
— Curieux… qu’ils soient si en retard intellectuellement et qu’ils aient quand même des machines à combustion.
— Non. C’est tout à fait compréhensible. C’est pourquoi je les ai questionnés sur leur religion. Celle-ci a toujours été purement païenne. Même le Judaïsme semble avoir disparu. Comme l’a souligné Whitehead, l’idée médiévale d’un Dieu unique et tout-puissant était capitale pour la Science, car elle supposait la notion de l’ordre de la nature. Et Mumford a ajouté que les premiers monastères ont sans doute eu la paternité de l’invention des horloges mécaniques – une invention essentielle – du fait qu’ils observaient des heures régulières pour la prière. Il semble que les horloges ne soient venues que tard dans ce monde-ci. Bizarre de parler comme ça. Whitehead et Mumford n’ont jamais existé. Et si Jésus a vécu, son message s’est perdu.
— Pourtant…
— Un instant. (Everard se tourna vers Deirdre.) Quand a-t-on découvert Afallon ?
— Les Blancs ? En l’an 4827.
— Et… à quel moment remonte votre datation ?
Deirdre paraissait à présent immunisée contre la surprise.
— A la création du monde… tout au moins à la date que lui ont fixée divers philosophes. C’est-à-dire il y a 5959 ans.
Soit : 4004 avant J.-C… Oui, il y avait décidément un élément sémitique dans cette civilisation. Les Juifs devaient y avoir introduit leur datation traditionnelle à partir de la fondation de Babylone ; toutefois, Everard doutait que les Sémites en question eussent été les Juifs de sa propre antiquité.
— Et quand a-t-on commencé à utiliser la vapeur (pneuma) pour faire marcher les machines ?
— Il y a environ un millier d’années. Le grand Druide Boroihme O’Fiona…
— Peu importe.
Everard fuma son cigare et réfléchit en silence. Puis il s’adressa à Van Sarawak :
— Je commence à déchiffrer le puzzle, dit-il. Les Gaulois étaient loin d’être les barbares que s’imaginent la plupart des gens. Ils avaient appris des tas de choses au contact des commerçants phéniciens et des colons grecs, aussi bien que des Etrusques en Gaule Cisalpine. C’était une race très énergique et très entreprenante. Par ailleurs, les Romains étaient une race assez terre à terre, sans grands appétits intellectuels. Il n’y a guère eu de progrès technologiques dans notre monde avant la dispersion de leur Empire et le début du Moyen Age.
« Mais dans cette Histoire-ci, les Romains ont disparu de bonne heure et ce sont les Gaulois qui ont pris le pouvoir. Ils se sont mis à explorer, à construire des navires plus perfectionnés, et ils ont découvert l’Amérique au IXe siècle. Mais ils n’étaient pas tellement plus civilisés que les Indiens, si bien que ces derniers ont pu les rattraper… et ont même eu l’énergie de bâtir des empires, comme le Huy Braseal d’aujourd’hui. Au XIe siècle, les Celtes ont commencé à jouer avec des machines à vapeur. Ils semblent également avoir connu la poudre, peut-être empruntée à la Chine, et avoir fait quelques autres inventions ; mais tout cela par routine, sans aucune base réellement scientifique.
— Vous avez sans doute raison, dit Van. Mais qu’est devenue Rome ?
— Je ne sais pas… pas encore… mais c’est vers cette époque que se situe notre événement-clef.
Il se retourna vers Deirdre :