L'autonome était un nageur assez robuste pour ramener sa nourriture et passer les exploiteurs pour se nourrir de son propre labeur. Le souffre-douleur, enfin, était incapable de nager et incapable d'effrayer les exploités, alors il ramassait les miettes tombées lors des combats. La même structure-deux exploités, deux exploiteurs, un autonome et un souffre-douleur ñse retrouva dans les vingt cages où l'expérience fut reconduite.
Pour mieux comprendre ce mécanisme de hiérarchie, Didier Desor plaça six exploiteurs ensemble. Ils se battirent toute la nuit. Au matin, ils avaient recréée les mêmes rôles. Deux exploiteurs, deux exploités, un souffre douleur, un autonome. Et on a obtenu encore le même résultats en réunissant six exploités dans une même cage, six autonomes, ou six souffre douleur.
Puis l'expérience a été reproduite avec une cage plus grande contenant deux cents individus. Ils se sont battus toute la nuit, le lendemain il y avait trois rats crucifiés dont les autres avaient arraché la peau. Moralité: plus la société est nombreuse plus la cruauté envers les souffre douleur augmente. Parallèlement, les exploiteurs de la cage des deux cents entretenaient une hiérarchie de lieutenants afin de répercuter leur autorité sans même qu'ils aient besoin de se donner le mal de terroriser les exploités.
Autre prolongation de cette recherche, les savants de Nancy ont ouvert par la suite les crânes et analysés les cerveaux. Or les plus stressés n'étaient ni les souffre-douleur, ni les exploités, mais les exploiteurs. Ils devaient affreusement craindre de perdre leur statut privilégié et d'être obligés d'aller un jour au travail.
Se pourrait-il que pour chaque espèce animale il existe une sorte de grille d'organisation spécifique. Quels que soient les individus choisis, dès qu'ils sont plus de deux, ils s'empressent de tenter de reproduire cette grille pour s'y intégrer. Peut-être que l'espèce humaine est tributaire elle aussi d'une telle grille. Et quel que soit le gouvernement anarchiste, despotique, monarchiste, républicain ou démocratique, nous retombions dans une répartition similaire des hiérarchies. Seules changent l'appellation et le mode de désignation des exploiteurs.
T otalitarisme
Les fourmis intéressent les hommes, car ils pensent qu'elles sont parvenues à créer un système totalitaire réussi. Il est vrai que de l'extérieur, on a l'impression que dans la fourmilière, tout le monde travaille, tout le monde obéit, tout le monde est prêt à se sacrifier, tout le monde semble pareil. Et pour l'instant, les systèmes totalitaires humains ont tous échoué. Les Egyptiens, les Grecs, les Romains, les Babyloniens, les Carthaginois, les Perses, les Chinois, les Anglais, les Russes, les Allemands, les Japonais, les Américains, ont tous connu des périodes de splendeur où il leur semblait que leur manière de vivre pouvait se transformer en référence mondiale, mais heureusement, un petit grain de sable est toujours venu mettre à bas leur édifice uniformisé.
Alors on pense à copier l'insecte social (l'emblème de Napoléon n'était-il pas une abeille?). Les phéromones qui inondent la fourmilière d'une information globale, c'est aujourd'hui la télévision planétaire qui nous transmet à tous les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes musiques. L'homme croit qu'en offrant à tous ce qu'il estime le meilleur, il débouchera sur une humanité parfaite.
Ce n'est pas le sens des choses.
La nature, n'en déplaise à Mr Darwin, n'évolue pas vers la sélection des meilleurs. (Selon quels critères, d'ailleurs?)
La Nature puise sa force dans la diversité. Il faut des bons, des méchants, des fous, des désespérés, des sportifs, des grabataires, des bossus, des siamois, des becs de lièvre, des gais, des tristes, des intelligents, des imbéciles, des égoïstes, des généreux, des petits,d es grands, des Noirs, des Jaunes, des Rouges, des Blancs, il en faut de toutes les religions, de toutes les philosophies, de tous les fanatismes, de toutes les sagesses… Le seul danger est qu'une de ces espèces soit éliminée par une autre.
On a constaté que les champs de maïs artificiellement conçus par les hommes et composés des frères jumeaux du meilleur épi (celui qui a besoin du moins d'eau, celui qui résiste le mieux au gel, celui qui donne les plus beaux grains) mourraient tous d'un coup à la moindre maladie, alors que les champs de maïs sauvage composé de plusieurs souches différentes, ayant chacune leurs spécificités, leurs faiblesses, leurs anomalies, arrivent toujours à trouver une parade aux épidémies.
La Nature hait l'uniformité et aime la diversité. C'est là peut-être que se reconnaît son génie.
S ingapour, ville ordinateur
Singapour est un pays neuf avec une population restreinte: trois millions d'habitants pour la plupart chinois. Profitant de cette situation exceptionnelle, Lee Kwan Yew, ingénieur et Premier ministre, a tenté de fonder le premier état ordinateur.
Comme il le dit lui-même:"Les citoyens singapouriens sont les puces électroniques d'un ordinateur géant: la République de Singapour". Lee Kwan Yew est un pragmatique. Il a commencé par assurer la sécurité de son petit Disneyland contre ses grands voisins envieux et agressifs: Malaisie (16 millions d'habitants) et Indonésie (170 millions d'habitants), par une armée high tech équipée des machines les plus sophistiquées. Voilà pour l'extérieur.
Pour l'intérieur, il veut que l'ordre règne parmi ses petites puces électroniques. Il range d'un côté la ville touristique, de l'autre la ville économique, et crée ensuite la ville-dortoir. Les trois sont rigoureusement séparées par une frontière composée de cinq kilomètres de pelouse nickel. Il édicte des lois très strictes:interdiction de cracher par terre (1500F d'amende), de fumer en public (1500F d'amende), de jeter un papier gras (1500F d'amende), d'arroser ses pots de fleurs en laissant de l'eau stagner (cela attire les moustiques:1500F d'amende), de se garer dans le centre ville.
L'Etat embaume le savon. Si un chien aboie la nuit, on lui coupe les cordes vocales. Les hommes doivent toujours porter des pantalons même s'il fait chaud. Les femmes doivent toujours porter des bas même en pleine canicule. Toutes les voitures sont équipées d'une sirène interne qui vous assourdit dès que vous dépassez 80 km/h. A partir de six heures, il est interdit de rouler seul dans son automobile, il faut transporter ses collègues de travail ou des auto-stoppeurs afin d'éviter les encombrements et la pollution (sinon 1500F d'amende).